On reconnaît dans ce quatuor, sorte de microsystème structural – les conditions nécessaires et suffisantes à l’identification y sont différentielles, ce qui autorise des prédications nouvelles –, Christiane Taubira, entre autres à son air toujours sévère, Yannick Jacot sans autre vraie caractéristique qu’un nez discrètement tubéreux, Jean-Luc Mélenchon à des lunettes laissant voir des yeux agrandis, peut-être même « illuminés » (métaphore et hypallage pour un trait de caractère dont il serait doté), Anne Hidalgo plutôt « neutre » (il est possible que le dessin la voie fade) et assurément mécontente de quelque chose. Mais ce dessin présente surtout, par une mise en scène polyphonique, l’entre-soi d’une gauche qui serait inattentive à tout ce qui n’est pas elle, deux points de vue antithétiques étant représentés : d’une part celui de la gauche, porté par le discours attribué à Jean-Luc Mélenchon qui se félicite via une métaphore diagrammatique courante (« c’est moi le plus haut » : la position occupée sur l’axe de la verticalité représente un classement sur l’axe des avantages et des handicaps) ; et d’autre part celui du dessinateur et du lecteur : les icônes abstraites (trait matérialisant les positions antérieurement occupées par les personnages) font de l’image l’illustration d’une métaphore linguistique, également diagrammatique, à vrai dire la même, que le lexique a figée : ils sont « en chute libre », et quelle que soit la position qu’ils occupent par rapport aux autres, ils arriveront toujours plus bas.
Étiquette : polyphonie
« Marianne, c’est l’extrême droite – mais de gauche »
(Guillaume Meurice, « Le moment Meurice », France Inter, 12 octobre 2021)
Dans « Marianne c’est l’extrême droite – mais de gauche », il y a ce que Marianne prétend, et que Guillaume Meurice dit : l’antithèse n’est pas le départ d’une oxymore (où la gauche gagnerait argumentativement, colorant peut-être l’extrême droite d’un peu d’humanisme) ni d’une synthèse des contraires (exercice typiquement présidentiel, quoi qu’on pense du résultat : en même temps droite et gauche), mais une rectification polyphonique – Marianne se dit de gauche mais, derrière ce paravent, est selon Guillaume Meurice d’extrême droite. Autrement dit, il n’y a pas un seul énonciateur pour prendre en charge les termes antithétiques, mais deux qui se les répartissent.
Quel avantage l’hebdomadaire trouve-t-il donc à se laisser croire de gauche ? Celui d’une axiologie positive aux yeux d’une partie de son lectorat, qui a évolué en même temps que lui de la gauche vers la droite : se dire d’extrême droite, c’est immédiatement s’attribuer un éthos sinon dévalorisant, du moins clivant (le lectorat potentiel s’ampute de la grosse majorité des lecteurs), et discréditer sa parole ; à l’inverse se dire de gauche c’est non seulement faire une sorte de nettoyage éthique (un « politic washing ») mais se doter d’un blanc-seing autorisant toute parole, serait-elle « décomplexée ». Cette axiologie, l’énonciateur n’a pas besoin de la dire, il peut la présupposer : elle est doxale et définit ce qui « se dit tout haut ». L’humoriste « désaliénant » peut alors engranger les bénéfices du contre-éthos de /véridicité/ que lui construit son discours : voici ce que Marianne pense tout bas.
Dune enlisée
Le 16 février 2021, à l’occasion d’une visioconférence consacrée au Sahel, Emmanuel Macron affrontait le dilemme suivant : rester au Sahel où l’armée française est présente avec l’opération Barkhane ; ou bien le quitter au risque de la « talibanisation », car l’opération « s’enlise » (Marianne, 19 mars). Et pourquoi donc ? Willem répond le même jour dans Libération.
L’armée est doublement inadaptée.
D’abord elle n’est vraiment pas de taille. Une antithèse oppose dans le dessin de Willem le petit nombre des militaires (très exactement une poignée : cinq), au grand nombre des potentiels djihadistes. Le dessin opère de ces derniers, représentés par leur stéréotype (crânes rasés et barbes sans moustache des salafistes) une quantification indéfinie en ne faisant qu’esquisser le sommet lointain des crânes et en laissant des blancs (donc il y en a beaucoup et ils sont innombrables).
Ensuite et surtout il y a l’antithèse principale : pour les cinq militaires, il n’y a aucun djihadiste ; mais pour le lecteur, ils grouillent. Le dessin, polyphonique, met en scène et hiérarchise deux points de vue. Les voyant du dessus, les militaires peuvent prendre les crânes pour des cailloux. Mais les voyant de face, le lecteur a de manière décisive un point de vue plus ample : ce sont des salafistes. Les militaires ont la berlue. Déjà mal outillés dans leur petit bus cahotant (métonymie de l’instrument et synecdoque de la partie), ils sont tout bonnement aveugles à l’océan (métaphore implicite) des djihadistes : ils ne trouveraient pas d’eau dans la mer.
Dedans avec les miens, dehors en citoyen
Crédits photo : L’Express
Face à la crise sanitaire et au reconfinement qu’elle impose, le nouveau slogan gouvernemental dévoilé par Jean Castex est un petit bijou de communication, qui regorge de figures peut-être un peu trop voyantes. L’ensemble est un alexandrin décomposable en deux hexamètres homorythmiques (2/4) et homosyntaxiques (adverbe de lieu + syntagme prépositionnel rimant en [jɛ̃], rime dite suffisante – répétant deux sons), double homologie sémantiquement renforcée par une antithèse (« dedans »/« dehors »). Comme la rhétorique publicitaire qui met en avant le consommateur, le slogan fournit polyphoniquement au consommateur un « prêt-à-parler » manifeste dans l’énallage de personne (« les miens » : la 1re personne, celle du locuteur, renvoie plutôt à tout électeur-cible qu’au porte-parole Jean Castex). Quant à « citoyen », au point de verrouillage mémoriel du slogan, non seulement il affirme paradoxalement compatibles l’isolement du confinement et la relation aux autres (figure du « en même temps », qualité centrale de l’éthos macronien), mais encore c’est un foyer topique en vogue (à une époque où l’on parle, toujours favorablement, de « comportement éco-citoyen », de « citoyen de la planète », etc.). Seul hic : toute rhétorique dehors, ce slogan semble témoigner d’une confusion entre communication et marketing (tare congénitale du libéralisme ?) et « sent » dialogiquement trop ouvertement son modèle publicitaire – technique qui fait prendre des vessies pour des lanternes.
« Un protocole de la bavure »
(Yann Moix, Libération, 22 janvier 2018)
La lettre ouverte de Yann Moix à Emmanuel Macron publiée par Libération le lundi 22 janvier est une provocation plus qu’une dénonciation : sa rhétorique est d’abord épidictique (elle vise à fédérer les uns et à exclure les autres en brandissant des valeurs communes bafouées) et ensuite seulement délibérative (elle cherche à attester la réalité des faits incriminés – les violences faites aux migrants calaisiens –, principalement étayée par l’assertion plusieurs fois répétée que l’auteur a filmé les faits). Si raisonnement il y avait, il serait fallacieux en raison de cette pétition de principe qui amène l’expression centrale : « Quand un policier, individuellement, dépasse les bornes, on appelle ça une bavure. Quand des brigades entières, groupées, dépassent les bornes, on appelle ça un protocole. Vous avez instauré à Calais, monsieur le Président, un protocole de la bavure ». On nomme « bavure » un écart individuel par rapport à une norme juste collective (soit le fait de « dépasser les bornes »). Mais qui sinon Yann Moix prétend que les protocoles « dépassent les bornes » ? Au contraire, pour tout un chacun, ils les fixent. Un protocole ne dépasse les bornes que lorsqu’il cesse d’être reconnu comme tel. Pour que l’expression « protocole de la bavure » puisse prendre sa pleine efficacité, Y. Moix a donc besoin de donner préalablement au mot “protocole” le sens qui lui est nécessaire pour décocher ce mot fort comme si de rien n’était. Du point de vue de la légitimité argumentative, l’oxymore « protocole de la bavure » est à la limite du sophisme. Mais ce sophisme disparaît dès que l’on considère que l’expression est polyphonique : outre qu’elle aggrave considérablement la faute en l’étendant du sauvage au réglementaire, elle dresse face à face celui qui détecte des bavures (Yann Moix, recrutant les lecteurs témoins de sa lettre ouverte) et celui qui établit des protocoles (Emmanuel Macron, sommé de réagir devant cette rencontre de la règle et du réel).
Crédits photo : Baltel/SIPA