À propos du mot Grenelle, tel qu’il est utilisé par exemple dans l’expression le Grenelle de l’environnement, à partir de 2007, on notera :
1) qu’on est en présence d’une « antonomase » : ici, la transformation d’un nom propre (Grenelle était la dénomination d’un ancien village, puis de la rue le reliant à Paris) en nom commun (les protagonistes comme les observateurs disent aujourd’hui le ou un Grenelle) ;
2) que cette antonomase est à base « toponymique » (Grenelle est à l’origine un nom de lieu) ;
3) qu’elle est devenue « praxonymique » (c’est-à-dire qu’elle provient d’un événement originel) : c’est bien la conférence sociale tenue entre le 25 et le 27 mai 1968 au ministère du Travail, situé 127 rue de Grenelle, qui a servi de référent initial pour donner peu à peu le nom de Grenelle à des négociations au sommet censées résoudre une situation critique (exemple : le Grenelle des retraites lancé en 1990 par le Premier ministre Michel Rocard).
Les thématiques traitées dans ces Grenelle(s) – comme les demandes d’organisation d’un Grenelle – se sont progressivement émancipées du domaine social stricto sensu et les opérations dénommées ainsi ont eu lieu hors du ministère situé rue de Grenelle, à l’exception du Grenelle de la santé convoqué par Élisabeth Guigou, ministre de l’Emploi et Bernard Kouchner, ministre de la Santé, en janvier 2001 : les parties prenantes sont alors symboliquement réunies dans la salle dite des « Accords », au ministère rue de Grenelle, improprement baptisée ainsi, puisqu’à Grenelle, en 1968, il n’y eut pas d’accords, encore moins signés (cf. Denis Barbet, Grenelle. Histoire politique d’un mot, Presses universitaires de Rennes, Collection « Res Publica », 2009, p. 104 et s.).
Après l’événement initial de 1968, bien qu’à l’époque on ne parlait pas encore de la conférence de Grenelle en l’appelant le Grenelle (l’antonomase viendra rétrospectivement pour désigner cette expérience, et bien sûr, chaque Grenelle qui suivra), le « trait locatif » de la figure a disparu, Grenelle désignant désormais une négociation au sommet, indépendamment de sa localisation.
D’ailleurs, même si la table ronde lancée par Yves Cochet en décembre 2001 (regroupant représentants de la chasse et écologistes, elle tourne court après un quart d’heure de réunion, ayant sans doute trop de plomb dans l’aile…) se tient avenue de Ségur, au siège du ministère de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement, elle est bien désignée comme un « Grenelle de la chasse ».
La répétition d’initiatives dotées de ce nom par les pouvoirs publics, répondant ou non à une multitude de demandes de Grenelle(s) par la « société civile » a permis l’enracinement du mot dans la communauté langagière.
Pour rappel, dix-huit Grenelle(s) se sont officiellement tenus entre celui de la protection sociale organisé par Pierre Bérégovoy en 1983, jusqu’à celui contre les violences conjugales (aussi appelé Grenelle des/sur les violences conjugales/Grenelle contre les féminicides), en 2019, en passant par le Grenelle de l’environnement bien sûr, dans la foulée de l’élection de Nicolas Sarkozy en 2007.
Entre 1968 et 2009 (d’autres se sont ajoutées depuis), plus de cent-cinquante demandes de réunir ou de convoquer un Grenelle avaient été formulées, dans des secteurs très variés, allant de la justice, de l’enseignement supérieur, des salaires, à l’arbitrage au football, à la cuisson solaire et écologique, en passant par des Grenelle du logement, des quartiers ou de l’adolescence… Sans retenir les propositions les plus loufoques, comme l’humoristique Grenelle de la pétanque ou le facétieux Grenelle des Grenelles, par exemple !
En tout cas, le mot a fini par désigner dans les deux dernières décennies une sorte de grande négociation multipartite, réunissant autour d’une table les parties prenantes, en présence des pouvoirs publics, destinée à résoudre un problème ou à sortir d’une situation critique, dans quelque domaine que ce soit.
En même temps – si l’on peut dire – qu’elle s’est installée dans les usages, la lexie a pu s’user. La répétition à l’envi du mot, comme la succession des locutions Grenelle de x, de y et de z, par saturation langagière, confine à la banalisation et à l’indifférenciation de l’expression. Il y a dix ans déjà, d’aucuns la trouvaient galvaudée, voire insupportable. C’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles on assiste au milieu du quinquennat Macron au lancement d’une nouvelle « stratégie dénominative », qui tend à désigner les négociations en fonction du lieu où elles se déroulent, plus précisément la voie (rue, place, boulevard) du ministère concerné.
Tout a commencé avec « le Ségur de la santé » (de mai à mi-juillet 2020). Puis le ministre de l’Éducation Jean-Michel Blanquer a évoqué, fin août 2020, un « Grenelle des professeurs » : certes, il était bien question d’un Grenelle, mais il s’agit précisément d’une des adresses du ministère de l’Éducation : rue de Grenelle. Début décembre 2020, le président Macron évoquait le lancement en janvier 2021 d’un « Beauvau de la sécurité » (place Beauvau, siège du ministère de l’Intérieur et du « Premier flic de France »).
Je n’insisterai pas sur les risques de confusion de l’expression, dans les campagnes profondes, avec le « beau veau », comme l’a sérieusement déclaré Ségolène Royal au lendemain de l’annonce présidentielle. Visiblement, il n’y a pas que « l’élite qui nous gouverne qui [soit] complètement déconnectée du peuple ». À se demander si les Lyonnais ne comprenaient pas Quenelle quand on leur disait Grenelle ?
Mais même avec la volonté du Président de faire du neuf, on peut penser que le Ségur n’était jamais qu’une forme de Grenelle réduit aux questions de santé, comme aujourd’hui le Beauvau n’est qu’un Grenelle qui ne porte pas son nom, consacré aux problèmes de la sécurité et de la réforme de la police. Et si l’on poursuivait dans la même logique dénominative, pourquoi ne pas imaginer un prochain « Valois des intermittents du spectacle » (rue de Valois), un « Saint-Germain des éoliennes » (boulevard Saint-Germain), un « Saint-Dominique des ventes d’armes » (boulevard Saint-Dominique), et même un « Villeroy du glyphosate » (Hôtel de Villeroy, rue de Varenne) ?
On remarquera d’abord que les demandes d’un Grenelle sur le thème de la sécurité ne sont pas nouvelles : les dirigeants du syndicat de policiers Alliance en réclamaient déjà un en 2001, en 2004, de même que certains élus, de droite comme de gauche.
Même remarque à propos d’un « Grenelle de la police » : l’intersyndicale des policiers en réclamait un en 1991, et le syndicat Alliance, l’UNSA et le SGP-FO appelaient de leurs vœux, en septembre 2008, un « mini-Grenelle de la police ».
Mais ce n’est certainement pas parce qu’on appelle le grand débat projeté en 2021 Beauvau et non pas Grenelle, qu’Alliance et l’UNSA-Police envisagent aujourd’hui de boycotter les discussions…
Le grand pari de la Française des jeux linguistiques consiste maintenant à deviner quelle future profession ou quel futur groupe d’intérêt, en crise (c’est bien le cas aujourd’hui, avec les controverses sur la défense des policiers, les protestations contre les violences policières, les déclarations présidentielles sur le contrôle au faciès), aura droit, après les professionnels de santé, les professeurs et les policiers à son « Grenelle » ou bien à sa négociation portant le nom de la rue de son ministère de tutelle. Il y a là une belle situation de laboratoire. C’est tout l’intérêt d’étudier des processus lexicaux in vivo, malgré les inconvénients : on court vraisemblablement plus de risques de se tromper en tirant des plans sur la comète lexicale qu’en travaillant sur le discours d’Aristote…
Mais est-ce que cette récente tendance, à dénommer une négociation selon son lieu, va se poursuivre ? Je serais plutôt tenté de parier sur le retour à terme de Grenelle, qui me paraît assez solidement implanté dans les usages langagiers. Pour différentes raisons.
D’abord la liste des rues de ministères risque de s’épuiser assez vite… Et que faire, si deux négociations s’engagent en même temps dans des secteurs relevant d’un même ministère ? Comment procéder, également, lorsqu’une voie abrite plusieurs ministères, comme l’avenue de Ségur ou même la rue de Grenelle ? Ensuite, la reproduction de la désignation locale, même si l’on change de nom à chaque expérience, risque de produire, comme pour Grenelle, à haute dose, une certaine lassitude. Enfin, on s’habitue sans doute davantage à entendre un mot qui renvoie à des négociations sur des terrains différents qu’à une pluralité de mots voulant en réalité dire la même chose… L’actuelle localisation dénominative n’empêchera probablement pas, à mon avis, la poursuite de la lexicalisation du mot Grenelle. D’autant que celui-ci a déjà résisté aux lourdes empreintes du Grenelle de l’environnement en 2007, au début du mandat de N. Sarkozy :
1) le mot a été habité et occupé momentanément par la dimension environnementale, mais des Grenelle(s) se sont tenus dans d’autres domaines que l’écologie depuis 2007. Plus le mot se rapporte à des thématiques différentes et occupe d’autres terrains, plus il acquiert un sens générique, voire hyperonymique (au point qu’on peut aujourd’hui parler de Ségur ou de Beauvau comme de formes déguisées de Grenelle).
2) le mot a porté également la trace du sarkozysme après 2007, mais le temps commence à nous éloigner de cette expérience. Grenelle a survécu à ce précédent-là, et même s’il semble provisoirement menacé par l’actuel éclatement des dénominations, il lui survivra certainement, aussi.
Le principal obstacle réside peut-être dans les bilans susceptibles d’être tirés des différents Grenelle(s) : si celui de l’environnement a été jugé plus que mitigé, d’autres plus récents n’ont pas, non plus, donné entière satisfaction, semble-t-il, mais c’est aux acteurs et non à l’observateur que je suis d’en décider. En tout cas, si le mot Grenelle devenait majoritairement associé à « échecs répétés », « grand-messe », « coup de com » ou « opération d’enfumage », son espérance de vie serait plutôt réduite. Mais cette remarque vaut pour toute négociation au sommet de ce type, quel que soit le nom qu’on lui attribue…
Et s’il faut pousser la prise de risques jusqu’à la « prévision » (bien que les sciences sociales ne soient pas faites pour cela), la nomination de Roselyne Bachelot à la tête du ministère de la Culture peut donner quelques indications sur une possible prochaine dénomination. Si celle-ci, du fait de la situation très critique du monde de la culture en ces temps « non-essentiels » de Covid, devait concerner ce secteur, la probabilité qu’il s’agisse d’un Valois de la culture plutôt que d’un Grenelle paraît assez forte. Non seulement des « Entretiens de Valois » ont déjà été organisés par le ministère de la Culture en février 2008, mais l’actuelle ministre de la Culture avait, si l’on en croit les journalistes du Canard enchaîné, ridiculisé l’appellation Grenelle en 2009, au moment où était lancé un Grenelle des ondes : le 29 avril, la ministre de la Santé et des Sports, alors, aurait déclaré à sa collègue Nadine Morano, sur les bancs des ministres à l’Assemblée, et cela n’a pas été démenti ou « relevé » : « Qu’est-ce que j’en ai marre de ces Grenelle qui ne servent à rien » et elle aurait même ajouté, selon plusieurs témoins : « On devrait plutôt faire un Grenelle du cul », ce qui a fait cancaner le Palmipède, qui en a rajouté pendant deux semaines (6 et 13 mai 2009). La crainte qu’on peut éprouver, c’est d’avoir besoin, tant la situation dans ce secteur prête à l’inquiétude, et pour utiliser des expressions antonomasiques concurrentes, d’un Plan Marshall ou d’un Plan Orsec de la Culture, en espérant qu’une telle démarche n’aboutisse pas à la Bérézina…
Et puis, pour ne pas rester… sur le cul et conclure, si le mot Grenelle devait disparaître du paysage lexical, ce qui paraît improbable au regard de son parcours langagier, ce ne serait vraiment pas dramatique : il aurait eu une belle vie, de près d’un demi-siècle, ce qui n’est pas si mal, pour un mot politique. Bien d’autres ont moins duré.
20 décembre 2020