Le syntagme lutte des classes semble avoir disparu de la vie politique, même en des périodes de conflit social, relégué au placard des théories d’un autre siècle. Pourtant le terme classe possède une forte stabilité sémantique depuis ses origines, la période étrusque.
Le terme classe semble emprunté à l’étrusque technique par le latin sous la forme classis, venant par contraction de calare, « appeler », « convoquer ». Son sens premier est celui d’« appel », et renvoie, par métonymie, aux catégories de citoyens susceptibles d’être convoqués sous les drapeaux, dirions-nous de nos jours, et, de là, aux subdivisions militaires (dans son sens archaïque), au contingent (encore présente dans le français faire ses classes, 1900), mais aussi à la « flotte », l’armée de terre étant déjà désignée par le terme exercitus[1] (Robert Historique de la Langue Française) ; il désigne ensuite les divisions du peuple romain basées sur le cens qu’avait mises en place par le roi étrusque Servius Tullius. Se généralisant, le lexème prend le sens de « division en catégories ».
Classe rentre dans le français 14ème siècle avec le sens établi par la réforme servienne, en tant que terme de l’histoire romaine, i. e. « ensemble de citoyens, répartis en catégories selon le cens », sens qui sera appliqué à la fin du 17ème siècle au domaine scientifique par le botaniste Piton de Tournefort[2] (« J’apellerai donc une classe de plantes l’amas de plusieurs genres entre lesquels se doivent necessairement trouver certaines marques communes, qui les distinguent de tous les autres genres », in Éléments de botanique ou méthode pour connaître les plantes, 1694), étendu plus tard à la minéralogie et la zoologie puis aux mathématiques avec la théorie des ensembles au 19ème siècle (Cantor, 1899), qui départira le terme classe (Klasse) du terme d’ensemble (Menge) et déterminera sa traduction française, et enfin la théorie des classes (Von Neumann, 1925).
En substance, ce sont des collections d’objets définies par une propriété de leurs éléments, mais qui ne sont pas forcément des ensembles : une classe définit strictement en « compréhension » un groupe d’objet ayant un trait commun, caractère non nécessaire à la notion d’ensemble. La classe suppose donc que les objets qu’elle contient vérifient une propriété donnée, surtout lorsque les objets considérés sont déjà construits à partir d’autres objets plus simples (on parle de classes de polynômes, de classes de fonctions, de classes d’ensembles, etc.). C’est une notion diversement formalisée en mathématiques, mais qui, globalement, implique, comme le terme ensemble, les traits /stabilité/ et /réunion/, selon l’historien des mathématiques Pierre Dugac ; en revanche, à la différence de cet autre terme, dont elle constitue parfois un parasynonyme, sa définition repose davantage sur le concept logique de compréhension, i. e. le point commun ou la formule définitoire, selon le principe étymologique premier, alors que le terme ensemble est davantage étayé par l’idée de mise en commun.
Ainsi, plus généralement, le terme entre dans la langue française en 1690 avec le sens de « catégorie de personnes ou d’objets ayant des caractères communs ».
Après avoir été axiomatisé par les sciences de la nature, c’est au tour des proto-sciences sociales de lui donner une structuration sémantique reflétant un concept sous-jacent. M. Tournier montre qu’après avoir correspondu aux classes intuitives et diversifiées (pauvres, prostituées, bourgeois, charpentiers, coupe-bourses, etc.) « qui ne faisaient pas système » (Tournier, 2002 : 32), le terme renvoie à un élément architectonique dans les écrits du médecin et économiste François Quesnay (1758). Réduites au nombre de trois selon un taxon (critère) unique – le rôle économique de l’homme dans son rapport à la terre, source de toute richesse ‑ les classes sont désormais celle des propriétaires terriens, celle des producteurs, fermiers et travailleurs agricoles et celle des commerçants et des artisans, classe dite « stérile », au sens où elle ne fait que transformer ou vendre le produit de la terre et tire son revenu des deux autres[3]. Sous la plume de cet auteur, le terme prend donc le sens moderne équivalent de classe sociale : « ensemble d’individus rapprochés par la fonction, la condition sociale, etc. » (Analyse du Tableau économique, 1758), reprenant, d’une certaine manière, le sens romain, i. e. « division hiérarchique de la société d’après le critère de la naissance ou de la richesse ». Selon M. Tournier, c’est sous l’impulsion des Physiocrates, école de pensée économique à laquelle appartenait François Quesnay, qu’il prend la consistance d’un mot-concept à la fin du 18e siècle[4].
Au milieu du siècle suivant, à la fin des années 1860, se multiplient les adjectifs ou compléments qui cherchent à spécifier le terme classe dans des syntagmes plus ou moins figés. Mais, en l’absence de taxon commun permettant de neutraliser les variables, ainsi que l’avait fait Quesnay, la spécification échoue. Ainsi, la période mélange les critères hiérarchiques, intellectuels, professionnels, politiques, économiques, sociaux, etc., et utilise le terme comme parasynonyme de masse, couche, strate, milieu, population, clan, groupe, etc., qui parfois le remplacent. Selon M. Tournier, il arrive que cette multiplication « cache elle-même une idéologie : c’est ainsi que le feuilletage hiérarchisé de la sociologie américaine (upper/upper-middle/middle/lower-middle… classes, etc), qui se présente comme un affinement de la structuration sociale, est en fait la négation de l’antagonisme radical ‘luttes de classe dans la lutte des classes’. Toute neutralisation n’est pas involontaire. » (2002 : 42).
C’est avec le marxisme que le terme classe se labellise[5], Karl Marx et Friedrich Engels reprendront le terme classe dans une acception assez proche de celle des physiocrates – au sens où l’existence des classes dans la société bourgeoise est expliquée par les conditions économiques (cf. note 3) ‑ que pourtant ils critiquent, à l’instar des économistes anglais qui les influencèrent également. Sous la plume de ces penseurs, le terme entre dans la création d’un grand nombre de termes politiques : Klassenbewußtsein (Engels, 1865) : « conscience de classe », Klassenstaat « état de classe » (Marx, 1877), Klassengesellschaft « société de classe » (Engels, 1878). En revanche, l’expression lutte des classes (Klassenkampf ; 1847) n’est pas liée à la traduction française des textes de Marx : on le trouve dans la presse dès le début du 19ème siècle sous diverses formes (lutte de classes, lutte des classes, lutte de classe) ; son emploi en 1908 sous la plume du philosophe et sociologue Georges Sorel (Réflexions sur la violence) ne fait que systématiser son usage en le précisant et en lui donnant une définition scientifique : « Antagonisme des deux classes principales d’une société (bourgeoisie et prolétariat) considéré comme le moteur essentiel de l’évolution sociale » (Trésor de la langue française informatisé) [6].
On constate que le terme passe facilement d’une langue à l’autre, fait expliqué par l’origine commune du terme, emprunté par l’allemand (Klass) et l’anglais (class) au français classe (et non au latin classis) avec la même structuration sémique, fait peu surprenant si l’on sait que le français est resté longtemps la langue intellectuelle de l’Europe. En anglais, c’est au milieu du 16ème siècle au sens romain (tout comme en français) qu’il apparaît pour la première fois, puis au début du 17ème siècle (1602) dans son acception scolaire. Il entre dans la langue allemande à la fin du 16ème dans le sens général de « département, groupe présentant des caractéristiques communes », mais aussi « groupe des mêmes élèves d’âge » ; au 18ème siècle, il prendra l’acception spécialisée de « classification scientifique ». Cette conjonction sémantique et chronologique s’explique par le fait que ce lexème est avant tout un terme scientifique et intellectuel, mais il indique également la communauté de conception politique et sociologique des états. Cette conception est battue en brèche à divers niveaux d’analyse perceptible à travers deux dérivés : classisme[7] (présent chez Charles Peguy lutte-de-classisme[8] ou luttisme de classisme, 1905) et classiste, probablement empruntés à l’anglais classism (1842) « distinction de classe » (allemand Klassismus), fort usité en sociologie dans le domaine des réflexions sur les relations intergroupes et les relations de domination, souvent associé à racisme, sexisme, etc. ; il prend alors une axiologie négative plus ou moins importante de « conception d’une société basée sur des rapports sociaux fortement clivés » à « discrimination basée sur la classe sociale ». en effet, le suffixe –isme très productif dans la première moitié du 19ème siècle, au cours duquel il servit à forger des termes philosophiques, politiques et économiques, il « implique une adhésion à la notion dénotée par la base » (Trésor de la langue française informatisé). L’Académie française note que « L’abus de ce suffixe pour former des néologismes peu clairs témoigne le plus souvent de paresse dans la recherche de l’expression juste. »[9], oubliant que son utilisation est porteuse, dans certains cas, de nuances péjoratives soulignant une adhésion aveugle et sans nuance à une doctrine. Ce sont ces deux nuances du suffixe que l’on perçoit dans les deux acceptions du couple classisme/classiste. Nous pourrions dire que celles-ci démontrent une nouvelle forme de la lutte des classes.
Valérie Bonnet
[1] Au sens de « réunion plus ou moins importante de navires militaires ».
[2] Voir à ce propos Les mots et les choses de M. Foucault et Le catalogue de la vie de F. Dagognet.
[3] M. Tournier souligne « Il en sera de même au siècle suivant lorsque Proudhon et Marx prendront le travail pour source des richesses : il y aura ceux qui commandent la production pour en tirer profit et ceux dont la force de travail est payée pour le faire. » (Tournier, 2002 : 42).
Maurice Tournier, 2002, Des sources du sens. Propos d’étymologie sociale 3, Lyon, ENS Éditions, Collection « Langages ». (http://books.openedition.org/enseditions/2198)
[4] Cf. Tournier (2002). Voir également Marie-France Piguet, « Classe ». Histoire du mot et genèse du concept, des physiocrates aux historiens de la Restauration, Lyon, PUL, 1996.
[5] « désignants et (…) collectifs qui glorifient ou stigmatisent et qui, tout en jouant par ailleurs et souvent en même temps le rôle de label, contribuent au marquage affectif ou moral des désignés. » (Tournier, 2006 : 109).
Maurice Tournier, « Couleurs, fleurs et drapeaux dans les débuts de la Troisième République », Mots. Les langages du politique [En ligne], 81 | 2006, mis en ligne le 01 juillet 2008, consulté le 11 juillet 2016. URL : http://mots.revues.org/17093
[6] http://www.cnrtl.fr/lexicographie/classe.
[7] Son utilisation au 19ème siècle renvoie souvent à un parasynonyme de classicisme.
[8].Voir Madeleine Rebérioux, 1993, « Jean Jaurès : « pour l’amour de l’Humanité » », Mil neuf cent, 11, pp. 56-62. http://www.persee.fr/doc/mcm_1146-1225_1993_num_11_1_1080.
[9] http://www.academie-francaise.fr/construction-en-isme.