Une comparaison franco-américaine
En période électorale, la réalité, la solidité, l’empan de la base de chaque parti peut être jugée mouvante, érodée, fragile ou au contraire solide, conséquente. Électorale, sociale, militante, la base recouvre des réalités diverses, au centre de calculs et interrogations.
Emprunté au latin basis, transcription du grec βασις « action de marcher » d’où « marche, allure » et par métonymie « ce sur quoi on marche », le terme base est repérable dans le lexique français dès le début du 12e siècle au sens de « partie inférieure, assise » ; il entre dans le vocabulaire mathématique comme terme de géométrie en 1549 avec la définition de « droite ou plan à partir duquel est établie la hauteur d’une figure » (exemple : la base d’un triangle). C’est à la fin du 16e siècle qu’il prend le sens de « principe fondamentaux d’un système abstrait ».
Après un sémantisme concret, résumable en « point(s) sur lequel repose un corps », il passe donc dans le domaine abstrait (la base d’une discussion) avant de revenir à un sens proche de son étymon grec « point de départ » dans des contextes concrets (un camp de base) comme abstraits (une base de calcul).
Selon le Trésor de la langue française informatisé, son acception politique, attribuée à André Malraux, de « tous les membres d’un groupe social (le plus souvent un parti ou un syndicat) qui n’exercent pas de responsabilités particulières dans ce groupe » (La Condition humaine), apparaît en 1933. Très courante sous la forme d’expressions comme militant de base ou de manière absolue (la base), cette acception dériverait du sens premier de base, « partie inférieure » (dimension axiologique), mais aussi « assise », au sens où un parti ou un syndicat ne peut exister sans cette base électorale ou militante, stable, contrairement à l’électorat, qui peut être volatile[1]. C’est donc une double dimension de « soutien » (acception soulignée dans l’édition de 1762 du Dictionnaire de l’Académie française) mais aussi d’« antithétique hiérarchique » que l’on perçoit particulièrement dans la définition mathématique (« Le côté du triangle opposé à l’angle qui est regardé comme le sommet », ibid.) qui irrigue l’utilisation du terme dans le champ politique. Cette seconde dimension subsume une opposition quantitative : le nombre de personnes au sommet et en général inférieur au nombre de personnes à la base. On perçoit alors que les organisations sont perçues comme triangulaires (aspect qui percole dans des expressions comme une organisation pyramidale[2]. En d’autres termes, l’acception géométrique semble avoir fortement influencé l’acception politique. Cet aspect quantitatif est également perceptible dans son utilisation pharmacologique spécialisée : « dans toutes sortes de compositions médicinales, on appelle La base, Ce qui en fait le corps principal, et dont la dose est la plus grande » (ibid.) et que l’on retrouve dans des formulations comme « toucher la base la plus large » (Suaud, 1982) ; ainsi, un parti de masse est défini comme un parti à base militante.
L’introuvable base
Le terme base entre dans diverses collocations : en tant que noyau (base sociale, base électorale), son sens serait celui de « support, assise » ; en tant qu’expansion (militant de base), son sens est alors celui de « partie inférieure de la hiérarchie de l’organisation ». De fait, le terme base désigne une réalité mouvante comme le souligne Michel Offerlé, la base est :
« ’un groupe de papier’, enjeux de lutte des dirigeants s’opposant au sujet de sa localisation (adhérents, militants, dirigeant intermédiaires, électeurs), du moment de sa réactivation (quand la faire parler ?) et de la signification de sa volonté (sur quoi l’interroger et que dit-elle ?) ». (Offerlé, 2012 : 68)
Charles Suaud souligne la polysémie du terme et la difficulté à définir la notion qu’il désigne, ainsi que l’indique le titre de son article Le mythe de la base (1982 : 68). C’est certainement ce qui en fait une ressource rhétorique, avance cet auteur, mais son efficacité réside également dans l’opposition structurale qu’elle subsume :
« cette notion offre le redoutable avantage de présenter les meilleurs gages de l’ ‘authenticité’, donc de l’ ‘objectivité (quoi de plus ‘vrai’ donc de plus ‘réel’ qu’’une ‘base’ ?) et de garantir d’être toujours ‘comprise’ au prix de multiples redéfinitions effectuées suivant les nécessités de la pratique ; la ‘base’ ne peut-elle pas devenir le ‘bas fond’ ou ce qui relève d’un ‘bon fond’ suivant le point de vue adopté et la position sociale occupée ? » (Suaud, 1982 : 57-58)[3]
Toute l’ambivalence de la notion réside dans le fait que, bien que plurivoque, elle semble renvoyer à une réalité palpable « formant un groupe réel, repérable, doté de ‘besoins réels’ et d’une capacité autonome à les exprimer » (Suaud, 1982 : 57). En effet, souvent employé comme parasynonyme de militant (ou de peuple, dans des expressions comme peuple de gauche), M. Offerlé résumant ainsi les questionnements des politiques :
« Faut-il ne réserver ce terme qu’à la ‘vraie base’ dévouée, désintéressée, non carriériste et fraternelle qui exécute bénévolement les tâches les plus humbles de la vie partisane ? » (Offerlé, 2012 : 69)
Cette base, perçue comme investie et sincère, serait celle que les partis que l’on qualifie un peu rapidement de « populiste », présentent comme possédant une valence positive, s’opposant à l’appareil, entaché de valence négative. Ce point peut sans doute être imputé au fait que la base est intuitivement perçue, en raison de son sémantisme, comme appartenant aux catégories basses de la hiérarchie sociale. Ainsi, la base du MEDEF est constituée de petites entreprises ou d’entreprises de province, considérées comme moins puissantes ou prestigieuses que les grandes entreprises dont le siège se trouve dans la capitale :
« Contrairement à ce qu’’on pense, le MEDEF a aussi une forte base de PME, et celles-ci sont très remontées contre le Gouvernement. » (Le Figaro, 23 mai 2016)
« L’Expansion a sondé les attentes des responsables locaux du Medef, porte-voix de la base, dont les votes pèseront pour un tiers dans l’’élection du nouveau patron des patrons, en juillet ». (L’Expansion, 4 juin 2013)
Françoise Subileau note à cet égard :
« tous les auteurs notent la non-représentativité des directions par rapport à la base des adhérents, en particulier la sur-représentation des catégories sociales favorisées aux échelons les plus élevés des hiérarchies partisanes ». (Subileau, 1981 : 1048)
Ou encore, Patrick Hardouin notait à propos du Parti Socialiste :
« dans la mesure où l’électorat garde son caractère populaire et ouvrier, un déclin de la place des catégories populaires parmi les adhérents signifie un changement dans le rôle de la base du parti dans le mouvement socialiste mais non un changement dans la nature de ce mouvement ». (Hardouin, 1985 : 254)
Grassroots, un terme polysémique
Si l’anglais reprend cette structuration du terme base, en raison de l’origine latine du terme et de son appartenance à un lexique intellectuel (à l’exception de certaines expressions liées au base ball), l’acception politique n’existe pas, et l’on trouve le terme américain de grass roots, littéralement, « racines d’herbe », traduit diversement par « local », « populaire », « de terrain ». Entré dans la langue anglaise en 1650 au sens littéral, son usage abstrait comme « niveau fondamental de toute chose » date de 1901 ; son sens politique, qui est un américanisme, de 1912. On peut subdiviser le sémantisme de ce terme :
- Un sémantisme plutôt américain, serait celui qui garderait les dimensions organiques, et qui repose sur les logiques synecdo-métonymiques. Une première synecdoque (de la partie pour le tout) produit l’acception d’« aire agricole et rurale d’un pays », puis, par métonymie « les habitants de cette aire, spécialement comme groupe politique, économique et social ». Cette dénomination renverrait à quelque chose comme « la campagne » en français.
- Un second sens, qui dérive de l’usage abstrait, et qui engendre également l’acception politique de base désigne « les gens ordinaires d’un parti politique, particulièrement en comparaison (et contraste) avec les leaders ou l’élite d’un parti politique, d’une organisation sociale ». D’une acception plus large, il implique également les gens ordinaires, comparativement à l’élite, notamment dans les mouvements sociaux (le mouvement de la base (citoyen) pour le désarmement nucléaire ; a grassroots movement for nuclear disarmament).
Marie-Hélène Bacqué (2000 : 67) note que « l’expression de grassroot democracy, fréquemment employée, indique l’idée de base, de racine, qui opposerait les ‘gens ordinaires’ aux élites au pouvoir ». Si l’on retrouve ici l’opposition structurale caractéristique de base, il convient de noter un second élément de contraste, celui de la ville à la campagne, les électeurs ruraux étant considérés comme plus représentatifs de la base sociale. On trouve ici les principes jeffersonistes propres à la vie politique américaine, tels qu’on les voit représentés à l’écran dans M. Smith au Sénat de F. Capra. Il est de ce fait emblématique que Malcolm X profère son Message to the Grassroots (1963), notamment parce que les organisations de défense des Afro-américains étaient, parallèlement aux grandes organisations comme la NAACP ou la SCLC, des associations communautaires, locales, qui luttaient sur des points extrêmement spécifiques comme l’accès à des logements décents (Voir Rolland-Diamond, 2016).
M.-H. Bacqué et Y. Sintomer (2000 : 149) notent que « l’’histoire et la culture américaines (…) valorisent la community, (comme instance intermédiaire entre l’individu et l’’État) et la grassroots democracy »[4]. Cette spécificité explique certainement l’emploi de l’adjectif grassroots hors de la langue anglaise quand il s’agit de décrire ces organisations et des modes d’action spécifiques (sensibles dans de nombreuses expressions du vocabulaire politique (grassroots movements, grassroots activism, grassroots organization, grassroots action…).
On perçoit le contraste entre les conceptions continentales et anglo-saxonnes : si sur le vieux continent, c’est la métaphore de l’objet qui sous-tend l’utilisation du terme (pour preuve, l’utilisation contemporaine du substantif socle comme forme de parasynonyme de base dans l’expression socle électoral) ; outre-Atlantique, c’est la métaphore organique qui l’emporte, impliquant une considération très différente des partis politiques qui seraient des corps vivants et de ce fait, évolutifs. Par ailleurs la conception n’est pas pyramidale, et la base de l’organisation est conçue non pas comme quelque chose sur lequel on s’appuie, mais comme l’origine de celui-ci, implanté dans un sol (que l’on retrouve en français dans l’expression de terrain, mais qui renverrait davantage à l’idée de parcourir ce sol). Le contraste est ici non pas marqué quantitativement, mais entre ce qui est visible (l’élite) et ce qui ne l’est pas (la base). D’autre part, alors que la base est une instance collective, grassroots est un collectif pluriel. On peut en déduire que la base a une forte dimension molaire, comme le note C. Suaud :
« La grève des camionneurs qui s’est déroulée dans la semaine du 8 au 24 février 1983 a révélé qu’une ‘base’ ne saurait se réduire à une somme d’individus présentant des caractéristiques communes (professionnelles ou autres) mais résulte d’’un processus de construction symbolique qui s’effectue au travers du travail de représentation. Face aux camionneurs déjà représentés par deux organismes professionnels, ‘les inorganisés’ n’ont été promus au titre de base qu’’à partir du moment où l’un des leurs, Michel Vasseur, s’’est déclaré leur représentant et a été officiellement reconnu comme tel (en étant officiellement invité aux réunions de négociations avec le Ministère des transports). » (Suaud, 1982 : 58, note 6).
A l’inverse, grassroots suppose donc une multiplicité : M.-H. Bacqué note à propos des communities, fondatrices de la grassroots democracy, expression caractéristique de cette conception de la politique soulignée par A. de Tocqueville dans De la démocratie en Amérique (1835) :
« La communauté s’’inscrit dans l’idéal américain comme entité existant entre l’’individu et l’’Etat et structurant le fonctionnement de la société. Elle représente un corps intermédiaire entre sphère privée et sphère publique qui renvoie à des rapports d’appartenance, d’origine, de natures diverses, choisis ou non par les individus qui la composent : il peut s’agir d’un lien territorial, religieux ou ethnique, de pratiques ou de cultures communes. » (Bacqué, 2000 : 67).
Comme toutes cultures, les cultures politiques irriguent le langage : si la culture civique et libérale américaine donne à la société civile un rôle essentiel, le « modèle politique français », que Pierre Rosanvallon a décrit comme « culture de la généralité », voit dans l’État et plus généralement dans les institutions des instituteurs du social.
Valérie Bonnet
Bibliographie
Bacot Paul, 2003, « La volatilité électorale ou les ailes de l’’électeur », in La Polysémie ou l’empire des sens : lexique, discours, représentations, Lyon : PUL,
287-300.
Bacqué Marie-Hélène, 2000, « De la réforme urbaine au management social aux États-Unis. L’exemple du développement communautaire aux Etats-Unis », Les Annales de la recherche urbaine, 86, pp. 66-76.
Bacqué Marie-Hélène, Sintomer Yves, 2000, « Gestion de proximité et démocratie participative », Les Annales de la recherche urbaine, 90, pp. 148-155.
Féraud Jean-François, Le Dictionnaire critique de la langue française, Marseille, Mossy, 1787-1788, 3 vol. Fol. Version informatisée, LDI, Atilf-CNRS.
Hardouin Patrick, 1978, « Les caractéristiques sociologiques du Parti socialiste », Revue française de science politique, n°2, pp. 220-256.
Jensen William B., 2006, « The Origin of the Term “Base” », Journal of chemical education, N° 83(8), p. 1130-1131.
Offerlé Michel, 2012, Les Partis politiques, Paris, PUF.
Rolland-Diamond, 2016, Black America, Paris, La Découverte).
Suaud Charles, 1984, « Le mythe de la base [Les États Généraux du développement agricole et la production d’une parole paysanne] », Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 52-53, pp. 56-79.
Subileau Françoise, 1981, « Le militantisme dans les partis politiques sous la Cinquième République : État des travaux de langue française », Revue française de science politique, 5-6, pp. 1038-1068.
Le Trésor de la Langue Française informatisé (TLFi), Atilf-CNRS.
[1] Cette dimension matricielle est particulièrement perceptible dans le domaine chimique : le terme base remplace le terme paracelsien de matrice (Lémery, 1717), gardant en ceci la dimension de « fondement », mais c’est G. F. Rouelle qui lui donne son sens moderne (1754). Ce chimiste définit un sel neutre comme le produit d’un acide (liquide) et d’une substance, qu’il appelle une base, considérant que c’est celle-ci qui permet de neutraliser l’acide et d’en faire disparaître la volatilité.
[2] « Les EGDA se présentent donc comme un mouvement allant du bas vers le haut, ou, si l’’on veut, qui part de la « base » prise au sens de ce qui est en bas et de ce qui représente l’’essence même du groupe professionnel vers les lieux où s’’exerce le pouvoir d’agir sur et pour « remonter » pour la profession tout entière. » (Suaud, 1982 : 57).
[3] Cette efficacité argumentative réside dans le fait que « parler d’un parti (et au nom d’’un parti), de sa vraie nature, ce peut être insister sur la ‘base’ ou sur le ‘sommet’… » (Offerlé, 2012 : 16). Dès lors, prendre la base comme entrée dans le parti serait renvoyer à sa réalité quantitative, du sommet, de sa réalité qualitative.