Comme toutes les catégories administratives, scientifiques ou de sens commun, l’expression « jeune d’origine immigrée » est indissociable de son arrière-plan culturel, social et politique. Ce dernier permet de comprendre le passage de « travailleur étranger » dans les années 1960, puis de « travailleur immigré » dans les années 1970, à la catégorie « d’immigré », de « seconde génération » ou de « jeune d’origine immigrée » dans les années 1980. Nous en dirons donc quelques mots pour commencer, avant de nous interroger sur la catégorie de « jeune d’origine immigrée », aussi problématique que l’un de ses synonymes plus récent : « jeune musulman ».
La politisation de l’immigration
Depuis 1974, date à laquelle le gouvernement de Valéry Giscard d’Estaing entérine la décision de suspendre l’arrivée de nouveaux travailleurs étrangers sur le territoire national, le thème de l’immigration a donné lieu à une forte politisation. L’émergence du Front National, dont l’enracinement n’a fait que s’approfondir du niveau local à l’échelle nationale, jusqu’à hisser le parti au second tour des élections présidentielles de 2002, puis de 2017, accentue cette tendance au cœur du débat sur l’immigration. On sait que les migrations de travail du bassin méditerranéen se sont fondamentalement développées, à partir de la Seconde Guerre mondiale, autour de deux grands processus : la migration individuelle de retour ou « migration tournante », et la migration familiale de peuplement. Il est aussi communément admis par les chercheurs en sciences sociales que les années 1960 et le début des années 1970 se sont surtout caractérisées par une confirmation des flux en provenance d’Algérie et une montée de l’immigration en provenance des anciennes colonies africaines. D’abord constituée d’hommes seuls, travailleurs sans qualification, vivant dans le provisoire et l’idée d’un retour dans le pays d’origine, l’immigration s’est peu à peu muée en migration familiale de peuplement. L’installation des populations d’origine étrangère arrivées dans les années 1960 et désormais réunies à la faveur du regroupement familial, ne peut plus, au tournant des années 1980, être considérée comme provisoire. Le « travailleur immigré », simple force de travail promis au retour, devient le voisin, le camarade de classe, le collègue « immigré ». Et c’est alors que sa présence est perçue comme socialement problématique. Au moment où le chômage est de plus en plus clairement ressenti et perçu, la prise de conscience du caractère structurel et stable de la présence immigrée en France suscite discours et positions contradictoires. La résurgence d’une expression politique nationaliste xénophobe et anti-immigrée, conjuguée à un racisme larvé, contribue à l’amalgame de plus en plus courant entre immigration, chômage et insécurité. L’association quasi mécanique du terme d’« immigration » avec l’ensemble des « problèmes » de types sociaux ou économiques : emploi, chômage, logement, école, jeunes, banlieue, éducation… montre l’imprégnation très forte des thèmes et du lexique du parti d’extrême droite, qui a réussi à imposer sa conception dans le débat public et social français.
Les premières générations d’enfants d’immigrés nés en France sortent de leurs « cités », battent le pavé français en signe de protestation contre le racisme qui tue, et réclament l’égalité, notamment à l’occasion de la Marche pour l’égalité et contre le racisme, significativement rebaptisée « Marche des beurs » par les médias – ce qui dépolitisait les luttes, en les naturalisant.
Ressurgit l’interrogation sur l’intégration des immigrés et, même si le mot est plus ou moins tabou, sur leur assimilation. Celle-ci est souvent, comme durant l’entre-deux-guerres, estimée impossible au nom de la « distance culturelle » entre « Français » dits « de souche » et originaires de pays du Tiers-monde anciennement colonisés. Ce n’est donc plus tant de l’adaptation ou de l’inadaptation au travail, aux rythmes de la production des travailleurs immigrés que traitent les discours politiques, institutionnels ou médiatiques, que de l’incompatibilité entre cultures et mode de vie, de l’échec scolaire, de la déviance et des problèmes d’identité de la désormais durablement présente « seconde génération » d’enfants – fils et filles d’immigrés – français.
Dans ce contexte, une part croissante de la recherche sur l’immigration, notamment sous l’effet de la commande publique, sera consacrée aux voies et formes de l’insertion, aux pratiques culturelles minoritaires, et à la cohabitation pluriethnique. C’est à partir du moment où une prise de conscience se fait jour qu’immigration familiale signifie installation durable et définitive, érodant au passage le fameux « mythe du retour » des immigrés dans leur pays d’origine, que l’expression « jeunes d’origine immigrée » fait son apparition dans le langage politique et dans les discours publics sur l’immigration. De 1974 à 1984, on passe ainsi d’un discours social sur les immigrés en termes de classe à « un discours de crise typique, de gêne quotidienne et de la culpabilité des cultures » [1].
L’origine devient un critère de classement social
Quand on se réfère à l’origine des immigrés et de leurs enfants, l’origine que l’on veut désigner est l’origine « culturelle » ou « ethnique » au détriment de toutes les autres (sociale, nationale, régionale, locale, professionnelle, etc.). Le vocable « origine » (comme « culture » ou « ethnie »), accolé à « immigré » pour former l’expression « d’origine immigrée », fonctionne comme un euphémisme de l’idée de « race » [2]. Transformant l’acte de la migration en origine, c’est-à-dire en point de départ de l’ascendance (or nul ne provient de l’acte d’émigrer), l’expression « jeunes d’origine immigrée » est construite sur une double continuité : une continuité généalogique qui reconduit l’extériorité des enfants par héritage de l’altérité de leurs parents et une continuité de condition qui est celle de l’immigré (associée au travail non qualifié et aux pays anciennement colonisés). Ce que l’on postule à travers cette dénomination, c’est une continuité généalogique de l’origine extérieure, potentiellement ininterrompue à la énième génération. Or, le prolongement d’une imputation d’extériorité aux enfants, y compris pour des Français nés en France, produit en retour, à partir de la dialectique de l’intériorité et de l’extériorité, du dedans et du dehors, autant « d’ethnicité(s) minoritaire(s) » [3] qu’il en désigne. Et s’il en produit, c’est que le point de vue qui nomme sans se nommer – soit, « la construction nationale-étatique sur laquelle il repose » [4] – se fonde lui-même sur une dimension ethnique plus ou moins explicite. Initialement, le recours à l’origine permet d’exclure l’étranger du passé national, même lorsque celui-ci devient français. Ce faisant, le processus de différenciation catégorielle des Français selon leur origine (selon un continuum Français/étranger, Français/immigré, puis Français/Français) participe de l’« ethnicisation » [5] des rapports sociaux et de leur essentialisation. Depuis les années 1960, la recherche sur l’immigration, en grande partie liée à l’évolution et l’expression de la commande publique, accuse une étroite dépendance thématique et lexicologique à l’égard du politique. Ce n’est donc pas un hasard si l’émergence d’une nouvelle gestion de l’immigration qui met en avant les origines des immigrés et de leurs descendants apparaît à un moment de la politique gouvernementale où l’on se préoccupe du devenir des enfants des immigrés.
De l’invisibilité à l’intégration (sous contrainte)
Cette perception s’inscrit dans le passage d’une immigration provisoire à une immigration familiale dont l’enracinement est inéluctable. L’installation des familles allait, au fur et à mesure, déplacer les aspirations et les préoccupations vers un nouveau lieu d’avenir, à savoir le pays d’immigration. Il y a là comme un renversement de problématique. Car le retour au pays d’origine, en devenant un mythe, s’est transformé en une sorte de « territoire imaginaire », faisant apparaître comme centrale la question du maintien, du développement et de la valorisation des origines et donc de la culture. Dans ce contexte, les conditions de l’implantation de l’islam en France, tenu pour une « religion d’immigrés » [6], sont indissociables des processus migratoires, sociaux et politiques ayant conduit à l’émigration, puis à l’enracinement de plusieurs générations d’étrangers, pour l’essentiel originaires des anciennes colonies françaises. Aussi longtemps que la présence de travailleurs immigrés de confession musulmane a été conçue comme provisoire, la religiosité musulmane n’a pas été perçue comme un phénomène préoccupant. Au contraire, pour favoriser le retour des travailleurs et des familles qui le voudraient, il existerait même un « intérêt à faciliter le maintien de la tradition religieuse chez les étrangers qui souhaitent s’engager sur la voie d’une immigration temporaire », puisqu’elle serait de nature à leur permettre de « sauvegarder les liens avec leur culture d’origine » [7]. Le développement de l’islam est ainsi favorisé dans les usines, les cités HLM et les foyers de travailleurs.
Dans une séquence historique où la problématique de l’islam est perçue comme indissociable de la question migratoire, l’apparition des enfants d’immigrés maghrébins dans l’espace public français à l’occasion de la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983 met au jour une forme de réification culturelle qui enferme les enfants en les figeant dans leur relation à leurs parents immigrés pour devenir un stigmate transmissible d’une génération à l’autre. La figure du « beur », dont le statut dénominatif tend à créer par hérédité une nouvelle génération « d’immigrés » – tandis que la plupart sont nés ou socialisés en France, caractérise alors les représentations sociales à travers lesquelles sont perçus les descendants des populations immigrées originaires d’Afrique du Nord. L’entreprise de politisation qu’a été la Marche dont l’enjeu central était celui de la reconnaissance sociale et l’accès à la citoyenneté a permis de lutter efficacement contre l’image structurellement négative qui était donnée de leur groupe d’appartenance. Cependant, les enfants d’immigrés n’en étaient pas moins réduits à la désignation ethnique du mouvement « beur » et à son lien avec l’immigration et les origines culturelles de leurs ascendants. Du reste, ces derniers avaient à leur tour déjà focalisé l’attention du débat public lors des grèves dans les usines de Citroën-Aulnay et Talbot-Poissy. Ces « grèves saintes » ont été en partie justifiées à partir des caractéristiques religieuses de ces hommes et l’islam puis l’islamisme supposé de ceux-ci sont progressivement devenus le cœur du conflit. Cette sortie de l’« invisibilité » sociale et politique de la première génération de travailleurs migrants d’après-guerre à l’occasion de ces grèves a marqué les débuts de la nouvelle construction d’un « problème musulman ».
Du « jeune d’origine immigrée » au « jeune musulman »
À mesure que progresse l’enracinement social et culturel des générations d’enfants d’immigrés maghrébins, augmente aussi la méfiance à l’égard de l’accès à la citoyenneté de ces jeunes que le gouvernement justifie par le souci de vérifier la citoyenneté réelle, le « désir de vivre ensemble ». En octobre 1989, la médiatisation nationale de l’exclusion de trois collégiennes qui refusaient d’ôter leur hijab en salle de classe à Creil a suscité la polémique, et engagé un vaste débat public. Cet événement qui aboutira à la loi du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics, participera à la reconnaissance d’un « problème musulman » lié aux descendants d’immigrés dont on avait, bon gré mal gré, espéré l’assimilation prochaine.
Comme l’illustre le point de vue d’Henri Tincq, journaliste de la rubrique « religion » du Monde :
« On a cru – successivement – qu[e l’islam] serait un phénomène passager, lié à la présence supposée transitoire de travailleurs immigrés d’origine maghrébine sur le sol français ; puis que l’assimilation bon gré, mal gré, de cette population favoriserait la montée d’un islam sécularisé, “sociologique”. Ce double pronostic ne s’est pas vérifié. […] Bien loin de s’occidentaliser, l’islam est devenu l’un des premiers pôles d’affirmation identitaire, dans un contexte de déracinement, voire d’exclusion » (Le Monde, 19 mars 1989).
Mais c’était sans compter sur la dynamique propre de l’implantation des familles qui, on l’a vu, au fur et à mesure que le retour au pays d’origine devenait un mythe, allait faire apparaître comme centrale la question du maintien, du développement et de la valorisation des origines et donc de la culture, y compris religieuse.
Ainsi, dans la longue suite de désignations des enfants d’immigrés, il existe une sorte d’identité de condition entre l’expression « jeunes d’origine immigrée » ou son pendant « jeunes issus de l’immigration », et celle de « jeunes musulmans ». Car le « jeune musulman » d’aujourd’hui est l’homologue du « jeune d’origine immigrée » d’hier dans la mesure où il existe une homologie de positions entre eux, position de dominés parmi les dominés, dans le cadre de la hiérarchie sociale des deux configurations sociales. Mais aussi parce que l’usage inapproprié de l’expression « jeunes d’origine immigrée » faisant de la « jeunesse » une catégorie propre aux enfants d’immigrés, quel que soit par ailleurs leur âge, souligne combien la figure du jeune est primordiale. Elle donne toujours le sentiment de la nouveauté de l’immigration et des problèmes qu’elle pose à la société comme si les gens ne vieillissaient jamais.
Pour conclure provisoirement, on peut dire que « l’être social immigré » est d’abord un « être perçu », objet de perception et d’appréciation, de connaissance et de reconnaissance, c’est-à-dire le produit d’une « désignation », parfois revendiquée mais souvent niée, et qu’à ce titre il n’existe pas en toute rigueur de catégorie de « jeunes… d’origine immigrée » en soi, indépendamment des cadres collectifs constitutifs du rapport social qui l’ont engendrée, pas plus qu’il n’existe de « jeunes musulmans », mais la circulation de ces catégories de perception qui continuent de prévaloir dans les discours publics sur l’immigration ou les banlieues, parmi les « milliers de personnes qui examinent, diagnostiquent, étudient, et parfois résolvent les “problèmes des jeunes d’origine immigrée” » [8], contribuent à les faire exister et fonctionnent ainsi comme autant d’assignations dans le débat public, surtout lorsque des configurations sociales, politiques et économique particulières les rendent possibles.
Chaïb Benaïssa
Pour approfondir :
Kepel, Gilles, Les banlieues de l’Islam, Paris, Seuil, 1987.
Noiriel, Gérard, Le creuset français, Histoire de l’immigration XIX-XXesiècle, Paris, Seuil, 1987.
Rea, Andrea et Tripier, Maryse, Sociologie de l’immigration, Paris, La Découverte, 2003.
Sayad, Abdelmalek, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, Tome 3, La fabrication des identités culturelles, publication posthume, Paris, Raisons d’Agir, 2014.
–, La double absence : des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, Seuil, 1999.
Zehraoui, Ahsène, « L’immigration maghrébine : dynamique familiale et processus d’intégration », Migrations Société, Quelques aspects des migrations maghrébines, vol. 15, 86, 2003.
[1] Simone Bonnafous, L’immigration prise aux mots, Paris, Kimé, 1991. p. 270.
[2] Véronique De Rudder, « Identité, origine et étiquetage. De l’ethnique au racial, savamment cultivés…», Le Journal des anthropologues, 72/73, 1998, p. 31-47.
[3] Vincent Geisser, « Ethnicité républicaine versus République ethnique ? », Mouvements, n° 38, mars-avril 2005.
[4] Vincent Geisser, Ethnicité Républicaine. Les élites d’origine maghrébine dans le système politique français, Paris, Presses de Sciences Po, 1997.
[5] Processus par lequel l’imputation ou la revendication d’appartenance ethnique devient un des référents déterminants de l’identification. Véronique De Rudder, « Ethnicisation », Vocabulaire historique et critique des relations interethniques, Pluriel-Recherches, fascicule 3, 1995.
[6] Abdelmalek Sayad, « L’islam “immigré” », in Camilleri C., Sayad A. & Taboada Leonetti I. (dir.), L’immigration en France : le choc des cultures. Actes du Colloque « Problèmes de culture posés en France par le phénomène des migrations récentes », mai 1984, L’Arbresle, Centre Thomas More, 1987, pp. 109-129.
[7] Communication sur la condition des travailleurs immigrés et de la politique d’immigration, prononcée par Paul Dijoud, Secrétaire d’État aux travailleurs immigrés, devant le Conseil des ministres du 10 octobre 1974. Voir aussi, La nouvelle politique de l’immigration, Secrétariat d’État aux travailleurs immigrés, préface de Paul Dijoud, secrétaire d’État auprès du ministre du travail (travailleurs immigrés), document non daté.
[8] Gérard Noiriel, « Les jeunes “d’origine immigrée” n’existent pas », in B. Lorreyte (dir.), Les Politiques d’intégration des jeunes issus de l’immigration, Paris, L’Harmattan, 1989, pp. 211-221. Puis réédité en 2001 Chap IX du livre Noiriel (Gérard), État, nation et immigration. Vers une histoire du pouvoir. Paris, Belin, 2001, 400 pages. « Socio-histoires ».