Emprunté au latin circumscriptio, « cercle tracé ; espace limité, borne », dérivé de circumscribere (circonscrire*) (littéralement, « écrire un cercle »), ce lexème entre dans la langue française au 12ème siècle dans l’acception « ce qui limite l’étendue d’un corps » (Sermons St Grégoire sur Ézéchiel) (CNRTL, 2012). Il se spécialise au sens mathématique en 1648 chez Pascal (Equilibre des liqueurs) au sens de « Action de circonscrire une figure à une autre ». Il entre dans le Dictionnaire de l’Académie en 1835 au sens de « division territoriale ».
Cependant, cet enregistrement ne fait qu’entériner un usage antérieur comme le montre cet extrait :
« J’ai souvent regretté qu’il n’y eût pas une carte de la France divisée en fiefs, comme nous avons une carte de la France divisée en départemens, arrondissemens, cantons et en communes, où tous les fiefs fussent marqués, ainsi que leur circonscription, leurs rapports et leurs changemens successifs. Si nous comparions, à l’aide de cartes pareilles, l’état de la France avant et après les croisades, nous verrions combien de fiefs avaient disparu » (Guizot, Cours d’histoire moderne, 8ème leçon, 1928).
Division administrative, militaire ou religieuse d’un territoire, encore en usage, le terme se spécialise en circonscription électorale : « Portion de territoire dont la population élit un ou plusieurs représentants ». On retrouve ici la notion de sphère d’action, mais liée à un regroupement (et non à une extension).
Nicolas Verdier (2012) souligne que le terme a peu de succès en géographie et qu’il est utilisé « dans le cadre d’ouvrages renvoyant à la “géographie administrative” et dont l’objectif est de proposer la mise en place des circonscriptions régionales ».
Cet auteur avance que le succès du terme est à imputer à la dimension politique :
« Le retour en grâce de la circonscription dans la géographie est très tardif, et ne s’appuie, généralement, que sur deux de ses fonctions : son rôle dans les recensements, qui en fait le réceptacle d’informations statistiques utiles aux analyses quantitatives et son rôle de cadre du processus électoral » (Verdier, 2012).
Vie publique.fr souligne son statut de cheville ouvrière de la démocratie :
« La mise en place de la démocratie […] nécessite aussi de délimiter des circonscriptions, c’est-à-dire des territoires à l’échelle desquels seront désignés les représentants élus (députés, conseillers municipaux, départementaux ou régionaux, parlementaires européens) » (article Qu’est-ce qu’une circonscription).
Le site souligne la difficulté à faire correspondre le territoire à administrer (celui pour lequel on souhaite un gouvernement élu) et le territoire électoral (celui à l’échelle duquel on désigne un ou plusieurs représentants), en raison de la « grande distance entre électeurs et élus ». Ce point explique que « cette coïncidence ne s’observe en France que pour les municipales, la commune étant à la fois territoire électoral et collectivité locale » (à l’exception des grandes villes qui ont des arrondissements et des secteurs).
Les circonscriptions relèvent donc de la distinction entre territoire à administrer et territoire électoral. C’est peut-être de cette différence que nait la méfiance envers la circonscription dès les premiers temps
Sur le plan morphologique, le suffixe – tion exprime une action ou le résultat de cette action (CNRTL, 2012), la circonscription désigne à la fois le processus et le résultat ; le fait de définir, délimiter[1], mais aussi, ce qui est circonscrit, délimité, défini. Pour autant, le sémantisme du terme semble ne pas être perçu, puisqu’il est souvent reproché aux circonscription leur faible consistance :
« le village est un système beaucoup plus hermétiquement clos au dehors et ramassé sur lui-même que ne le serait une simple circonscription territoriale » (Durkheim, De la division du travail social, Chapitre 5, 1893).
Il lui est souvent imputé une artificialité, un caractère arbitraire :
« Tout le monde s’est accordé à blâmer les circonscriptions actuelles. Les députés de l’Opposition ont fait comme les autres ; ils n’avaient garde de laisser échapper ce grief. On a dit, et avec raison, que les groupes électoraux étaient formés arbitrairement, en dépit des relations de voisinage, d’industrie, d’intérêts, contre la raison naturelle, contre la raison économique, on pouvait ajouter, contre le principe du suffrage universel et direct. Des populations que la nature et le développement historique avaient jointes, accoutumées à vivre ensemble comme en famille, ont été divorcées ; d’autres, qui ne se connaissaient pas, confondues ». (Proudhon, De la Capacité politique des classes ouvrières, III, 1865).
Emile Durkheim et Pierre-Joseph Proudhon partagent l’idée d’une solidarité (organique, dirait Durkheim) générée par le travail. De ce fait, on notera l’opposition profession/territoire :
« On demande de divers côtés que les collèges électoraux soient formés par professions et non par circonscriptions territoriales, et il est certain que, de cette façon, les assemblées politiques exprimeraient plus exactement la diversité des intérêts sociaux et leurs rapports ; elles seraient un résumé plus fidèle de la vie sociale dans son ensemble » (Durkheim, De la division du travail social, 1993).
Chloé Gaboriaux (2010) souligne que la controverse autour des circonscriptions qui a cours durant la seconde moitié du 19ème siècle entre conservateurs et républicains se matérialise discursivement par une opposition association naturelle vs être fictif. C’est en effet le fait qu’elle relève d’un découpage qui rend la circonscription problématique, déclenchant la défiance envers ce que l’on a coutume de nommer le charcutage électoral [2].
Une dénonciation du gerrymandering
La suspicion envers le découpage électoral n’est pas réservée au seul territoire français. Ainsi, le terme de gerrymandering (1812), équivalent de charcutage, a été créé à partir du patronyme du gouverneur du Massachusetts, Elbridge Gerry, accusé d’avoir pratiqué une partition électorale ad hoc[3] à l’occasion des élections sénatoriales. La parution d’une caricature dans la Boston Gazette présentant la circonscription, aux contours particulièrement tortueux, sous la forme d’une salamandre (salamander), inaugura la polémique. Gerrymandering est ainsi un mot-valise composé du nom du gouverneur, Gerry, et du mot anglais pour salamandre, salamander.
Sur le plan temporel, le soupçon remonte à la fin du 18ème siècle. Comme l’explique Verdier (2012), l’assemblée constituante, en substituant les circonscriptions par départements aux circonscriptions par provinces, mit en place « le système hiérarchique de circonscriptions gigognes » (Verdier, 2012), faisant disparaître certains échelons et en apparaître d’autres. Cette logique de renouvellement des circonscriptions est doublée d’une variation des « périmètres et [d]es prérogatives » les associant « souvent à des projets strictement limités » (Verdier, 2013). Ainsi sur Vie publique.fr, il est notifié qu’« il importe que le territoire électoral “parle” aux électeurs, qu’il n’apparaisse pas trop artificiel », pour ne pas dire qu’il ne soit pas perçu comme malhonnête.
Quoi qu’il en soit, le site conclut avec philosophie :
« Comment procède-t-on pour découper le territoire national en circonscriptions législatives, ou bien les départements en cantons ? Le ministère de l’Intérieur a la responsabilité de cet épineux dossier, sachant que les décisions prises apparaissent toujours arbitraires » (vie publique.fr, article découpage électoral)[4].
La stratégie de découpage repose, bien entendu, sur les électeurs ainsi regroupés dans la circonscription. On parle ainsi de « partisan gerrymandering » (« charcutage électoral à visée partisane ») de « racial gerrymandering » (« charcutage électoral à visée raciale »). La remarque de P.-J. Proudhon citée plus haut est à remettre dans le contexte : les pratiques impériales de découpage visaient à noyer les votes urbains dans les votes ruraux (voir Gaboriaux, 2010), plus favorables aux candidats bonapartistes. De ce fait, la circonscription, par des logiques synecdochiques très courantes dans la langue, désigne le contenu par le contenant, voire les deux de manière ambivalente.
Le contenu pour le contenant
En effet, la circonscription est avant tout une limite (voir le verbe circonscrire qui sert de base dérivative à la formation de ce substantif), mais le terme dans son usage politico-administratif désigne plutôt le contenu de celle-ci, i. e., son extension.
En fait, la structuration sémique de circonscription est assez proche de territoire ; en période électorale, on parle d’ailleurs de « labourer un territoire » :
I. − Partie de la surface terrestre.
A. − Étendue de terre, plus ou moins nettement délimitée, qui présente généralement une certaine unité, un caractère particulier.
B. − [En rapport avec une collectivité hum.]
1. Étendue de la surface terrestre où est établie une collectivité humaine.
2. Espace borné par des frontières, soumis à une autorité politique qui lui est propre, considéré en droit comme un élément constitutif de l’État et comme limite de compétence des gouvernants. […]
b) Subdivision d’un pays sur laquelle s’exerce une autorité, une juridiction particulière; p. ext., espace où une personne exerce sa fonction. […]
5. Étendue de terre, espace où sont circonscrits une activité, un phénomène. (CNRTL)
Ces deux extraits des Morts qui parlent, roman décrivant le fonctionnement des institutions politiques de la Troisième République[5], exploitent chacun une synecdoque (le territoire puis les électeurs, ainsi que l’indique le syntagme « sensible aux bienfaits ») :
« en imagination ces campagnes que j’aimais tant, ces poétiques paysages où je promenais mes rêves, ils m’apparaissent sous la figure d’un échiquier électoral. La nature n’est plus pour moi qu’une circonscription. Le village sur le coteau, bon ; celui de la vallée, si joli sous les peupliers, au bord de l’eau, mauvais. » (de Vogüé, Les morts qui parlent, 1899).
« M. Cornille-Lalouze n’avait jamais proféré une parole à la tribune. Cet homme gras et déplaisant, enrichi dans la fabrication des bicyclettes, envoyé à la chambre par une circonscription pauvre et sensible aux bienfaits, était peu sympathique à ses collègues » (de Vogüé, Les morts qui parlent, 1899).
Pour autant, des formulations comme « une circonscription pauvre » renvoient tout autant au territoire (pauvreté liée à l’activité économique) qu’à ses ressortissants (pour les mêmes raisons). Ainsi, P.-J. Proudhon assimile l’une à l’autre :
« Dans notre système de monarchie centralisée, d’Empire autocratique, de République une et indivisible, c’est tout un, les groupes ou circonscriptions naturelles, dont certain député du Nord demandait avec tant d’insistance le maintien, n’ont droit au respect du Pouvoir qu’autant qu’il y trouve convenance pour l’unité nationale, première loi du Pays et du Gouvernement » (Proudhon, De la Capacité politique des classes ouvrières, III, 1865).
On constate une quasi-équivalence de l’un à l’autre et un flottement ; cette tribune d’un collectif de chercheurs en sciences politiques rend compte d’une enquête menée à l’occasion d’une réflexion lancée par F. Hollande « devant aboutir à une limitation drastique du cumul des mandats »[6] :
« les élus non cumulants, qui ne représentent que 10 % des effectifs de l’Assemblée nationale, sont présentés comme des modèles de vertu. A entendre les experts, ils seraient – au contraire de leurs pairs cumulants – focalisés sur le travail parlementaire et plus soucieux de l’intérêt général que de celui de leur circonscription (1). […] les députés qui n’exercent pas d’autre mandat semblent, en moyenne, tout aussi attachés que les autres à la défense des intérêts de leur circonscription et de leurs électeurs (2), pas davantage présents à l’Assemblée nationale et pas mieux investis dans le travail parlementaire. On constate même, avec surprise, que les non-cumulants sont, plus que les autres députés, d’accord avec l’affirmation selon laquelle “l’activité du député doit fournir des ressources supplémentaires à sa circonscription” (3) » (Brouard et al., 2012, « Rien ne sert d’accabler les “cumulards” », 05/08/2012).
On constate un balancement entre circonscription comme espace (2), de fait, distinct des personnes, à une conception conjointe (3) (le terme ressource peut être associé à un actant humain et non humain). La première occurrence opposant l’intérêt général à la circonscription (définition par opposition) confond la circonscription et ses ressortissants[7].
Le cas des circonscriptions des Français dits « de l’étranger » est un cas limite. En effet,
on perçoit ici la difficulté lexicale : cette circonscription rend impossible l’association à une part du territoire français. Cedric Pellen (2013) parle « d’extra-territorialité de la circonscription ». Ici, il ne s’agit pas du découpage d’une part du territoire français, mais de son corps électoral, via son territoire de résidence.
Conclusion
L’évolution de la signification du mot est donc un phénomène d’inversion. Insistant d’abord sur l’idée de rassemblement par délimitation, le traçage des circonscription est associé à un découpage.
De fait, le terme circoncription ne renvoie pas à une découpe, qui est une séparation de choses semblables, c’est au contraire un bornage. En quelque sorte, s’oppose un mouvement centripète (celui de circonscrire), à un mouvement centrifuge (celui de découper), une logique horizontale à une logique verticale. Si « toute cartographie électorale est arbitraire » (vie publique.fr, article découpage électoral), et si l’histoire électorale a plus d’un exemple de stratégies de neutralisation de l’adversaire « par la seule vertu du tracé des limites » (Bacot, 2012, article circonscription), le sobriquet de charcutage (électoral) est justement lié au fait que cette capacité à faire groupe lui est déniée :
« Le Gouvernement impérial pouvait répondre : J’ai brisé les groupes naturels partout où je les ai trouvés contraires au grand principe de notre unité politique ; en le faisant, j’ai usé d’un droit et rempli un devoir » (Proudhon, De la Capacité politique des classes ouvrières, III, 1865).
Valérie Bonnet
Bibliographie
Bacot, Paul, 2012, Les mots des élections, Toulouse, Presses universitaires du Mirail.
Ehrhard, Thomas, 2017, Le découpage électoral sous la Ve République. Intérêts parlementaires, logiques partisanes, Paris, Classiques Garnier.
Gaboriaux, Chloé, 2010, La République en quête de citoyens, Paris, Presses de Sciences po.
Merland, Guillaume, 2004, « L’intérêt général, instrument efficace de protection des droits fondamentaux ? », Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 16, https://www.conseil-constitutionnel.fr/nouveaux-cahiers-du-conseil-constitutionnel/l-interet-general-instrument-efficace-de-protection-des-droits-fondamentaux
Le Bart, Christian, 2016, Citoyenneté et démocratie, Paris, La documentation française.
Pellen Cedric, 2013, « À la conquête de l’Amérique. La campagne des élections législatives dans la 1re circonscription des français de l’étranger », Revue française de science politique, Vol. 63, pp. 1137 à 1162, https://www.cairn.info/revue-francaise-de-science-politique-2013-6-page-1137.htm
Verdier, Nicolas, 2012, « Circonscription », halshs-01414143.
Sources
Brouard, Sylvain et al., 2012, « Rien ne sert d’accabler les “cumulards” », https://www.lemonde.fr/idees/article/2012/08/05/rien-ne-sert-d-accabler-les-cumulards_1742475_3232.html
Guizot, François. 1828, Cours d’histoire moderne: histoire de la civilisation en France depuis la chute de l’empire Romain jusqu’en 1789. Histoire générale de la civilisation en Europe (Vol. 5), Paris, Pichon et Didier.
Proudhon, Pierre- Joseph, 1865, De la capacité politique des classes ouvrières. Paris, E. Dentu.
de Vogüé , Eugène-Melchior, 1899, « Les morts qui parlent: quatrième partie », Revue des Deux Mondes, vol. 151 et 152.
[1] On notera que les synonymes de circonscrire sont tous formés à partir du suffixe intensif dé-
[2] Il est intéressant de constater que charcutage après avoir été discursivement dévolu à l’alimentaire puis au chirurgical est désormais spécialisé dans le domaine électoral.
[3] Une circonscription est ad hoc « lorsqu’elle n’a pas d’autre raison d’être qu’électorale » (Bacot, 2012, article circonscription).
[4] Voir à ce propos la thèse de Thomas Ehrhard (https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-enjeux-territoriaux/faut-il-redessiner-la-carte-electorale-8366490)
[5] Son auteur, Eugène-Melchior de Vogüé, fut député entre 1893 et 1898.
[6] Inscrite dans le programme du Parti Socialiste, promesse de campagne de F. Hollande, cette réflexion devait déboucher avant tout sur une limitation du cumul des mandats des députés.
[7] « Comme l’explique Max Weber, dès lors que, dans une société, la légitimité du pouvoir repose sur la raison, les citoyens n’acceptent de se soumettre aux décisions des gouvernants que parce qu’ils les jugent conformes à l’intérêt de tous et de chacun » (Merland, 2004).