Les pronoms personnels dans les discours politiques
Un énoncé est toujours produit par quelqu’un à l’intention d’un destinataire. Même les logiciels de production automatique du discours sont programmés de façon à faire apparaitre un locuteur (ou énonciateur, selon les théories). Ce locuteur, s’il se met en scène dans son discours, va dire « je », mais il peut aussi choisir de se fondre dans un « nous » ou de s’effacer le plus possible. Ce sont les questions soulevées par l’emploi des pronoms que nous voudrions aborder dans cette fiche. Précisons tout d’abord que, par souci de brièveté, nous utiliserons le pronom sujet pour désigner toutes les marques de personne : « je » recouvre ici « je, me, moi, mon, ma, mes », « tu » recouvre « tu, te, toi, ton, ta, tes », « nous » recouvre « nous, notre, nos », et « vous » « vous, votre, vos ».
La panoplie des pronoms en français
Pour désigner les participants à la communication, le français dispose de 4 pronoms plus un OVNI :
- le « je »
- le « tu »
- le « nous »
- le « vous »
- … et le « on »
Remarquons tout d’abord que d’une langue à l’autre, le choix varie : en anglais on dispose de « I », « you » et « we », en allemand de « ich », « du », « wir », « ihr » et « Sie », en espagnol de « yo »[1] , « tu », « nosotros », « vosotros », « usted », « ustedes » (ces deux derniers en voie de disparition dans l’usage courant en Espagne), en portugais de « eu », « tu », « nós », « vós », « você », et des formes de 3e personne telles que « o senhor », « a senhora »[2] (du moins en portugais européen), en italien « io », « tu », « noi », « voi », « lei ». Chaque langue marque la politesse à sa façon : en français et parfois en italien, par le « vous », dans les autres langues que je viens de citer par des formes de 3e personne du singulier ou du pluriel. En anglais, il n’y a pas de tutoiement, la 2e personne du singulier a été éliminée. Si l’on passe à d’autres langues, les pronoms peuvent indiquer le genre de la personne qui parle ou parfois son âge ou son rang social. Il y a des « je » féminin et masculin, des « je » de personnes âgées et de personnes jeunes, et il en va de même des équivalents de « tu/vous ». Dans certaines langues, plus que de pronoms, il s’agit de titres (comme « Monsieur », ou « Madame ») qu’on utilise aussi bien pour se désigner soi-même que pour s’adresser à l’autre. Donc il faut être conscient quand on utilise les pronoms en français de la marge de choix dont on dispose (par exemple, à l’écrit, un « je », si vous parvenez à éviter les adjectifs dans votre phrase, ne dit rien a priori de votre genre), mais aussi des contraintes avec lesquelles on compose.
Revenons donc au français et à la politique.
Complexité du « nous »
Le « nous » tout d’abord. La revue Mots (à l’époque Mots /Ordinateurs/ Textes/ Sociétés) lui a consacré un numéro ancien disponible sur Persée[3] qui reste toujours plein d’enseignements. Au niveau linguistique, « nous » peut recouvrir deux ensembles de référents :
- Le locuteur et ses destinataires, qu’il englobe dans un ensemble : « Que diriez-vous si nous allions nous promener ? » (je + tu ou vous)
- Le locuteur et des personnes absentes : « Nous sommes allés en Ecosse cet été » dit à des gens qui n’ont pas fait partie du voyage. (je + il/elle)
Par exemple, un premier ministre qui rencontre un homologue étranger et rend compte de son entrevue aux journalistes dira : « Nous avons eu des échanges fructueux » (je + il). Une députée s’adressant à ses collègues dira « Nous ne pouvons accepter cette atteinte à nos principes les plus fondamentaux » (je + vous). Mais il apparait que ce « nous » est à géométrie variable et peut tantôt désigner tous les députés, tantôt uniquement ceux de son groupe, tantôt l’ensemble des citoyens français. De même un chef de gouvernement peut utiliser le « nous » tantôt pour désigner son gouvernement, tantôt l’ensemble des citoyens comme ci-dessous :
La retraite est le reflet de la vie professionnelle et nous n’arrivons pas tous égaux devant la retraite. (exposé des motifs de la loi de 2014 portant sur les retraites)
Les articles de la revue Mots n°10 explorent les ambigüités entre un « nous » restreint et un « nous » élargi. Dire « nous », c’est inclure parfois de force les auditeurs dans un groupe qu’on présente comme homogène : on le voit ci-dessous dans cet énoncé de Jacques-Antoine Gau lors du vote de la loi Veil en 1974 :
Aussi lorsque nous entendons ceux qui soutiennent avec constance cette politique gémir et se plaindre que rien n’a été fait pour dissuader les femmes de se faire avorter, nous sommes en droit de leur dire : vous en portez la responsabilité !
Ce « nous » est celui des partisans de la dépénalisation mais, dans un contexte tendu, il invite tous les députés à constater l’incohérence de ceux qui veulent réprimer l’avortement sans mener une politique familiale à la hauteur des besoins.
Mentionnons pour finir l’emploi de « nous » à la place de « je » dans les articles et livres : c’est le « nous d’auteur, qui indique que le locuteur ne se pense pas comme distinct de la communauté qui légitime son discours, laquelle englobe son lecteur.
Quelques remarques sur « vous » et « nous »
Le « tu », pour sa part, est rare en politique dans les discours publics, sauf dans certains éloges à des proches à l’occasion de leur départ ou de leur décès, ou éventuellement pour s’adresser à des figures tutélaires disparues.
Le « vous » est surtout intéressant à observer dans ses relations avec le « nous ». La présence d’un « vous » est souvent le signe d’un débat polarisé où l’on cherche fortement à convaincre, alors que la prédominance du « nous » indique plutôt une argumentation par les valeurs communes.
L’absence des pronoms est également significative. Si l’on observe les discours d’investiture des présidents de la République[4], on constate que le « vous » en est quasiment absent. Les présidents parlent du peuple français, de la France ou des Français en employant la troisième personne comme on peut le voir ci-dessous :
Je n’aurai d’autre ambition que de rendre les Français plus unis, plus égaux, et la France plus allante, forte de son histoire comme de ses atouts. (Jacques Chirac, 19/5/1995)
A tous ceux qui veulent servir leur pays, je dis que je suis prêt à travailler avec eux et que je ne leur demanderai pas de renier leurs convictions, de trahir leurs amitiés et d’oublier leur histoire. A eux de décider, en leur âme et conscience d’hommes libres, comment ils veulent servir la France. (Nicolas Sarkozy, 16/5/2007)
Dans cette cérémonie officielle, les Présidents cultivent une certaine distance qui doit assurer la solennité de leur fonction. Cela tient aussi au fait qu’ils ne s’adressent pas au peuple mais au Conseil constitutionnel.
Il existe aussi des différences importantes entre l’emploi du pronom « vous » ou « nous » qui impliquent une interpellation ou une inclusion directes, et l’emploi des déterminants « notre », « votre », qui sont compatibles avec une certaine distance. Jacques Chirac, par exemple, n’utilise ni le « nous », ni le « vous » dans ses deux discours d’investiture mais il emploie 6 fois en 2002 l’expression « nos compatriotes », par lequel il semble se faire auprès de son auditoire l’interprète des sentiments des Français :
“Il est bien légitime que beaucoup de nos compatriotes ressentent inquiétude et parfois angoisse face aux mouvements du monde.”
Le « je » acteur et organisateur du discours et le « je » être du monde
L’étude du « je » sera l’occasion de poser des distinctions qui concernent aussi le « nous ».
Pour toutes ces marques impliquant le locuteur, il est important d’inventorier les verbes dont le pronom est sujet ou complément afin de pouvoir, à partir de cet examen, déterminer comment les pronoms concourent à construire l’éthos. On entend par « éthos » l’image de soi que le locuteur veut donner à son public : il s’agit d’une notion importante en analyse de discours et en rhétorique[5]. Il est certain, par exemple, qu’un grand nombre de « je » sujets peut donner une impression d’autorité plus forte que si le pronom est complément, mais, selon les verbes dont « je » est le sujet, l’effet produit ne sera pas le même. On peut en effet distinguer schématiquement :
- les « je » sujets de verbes exprimant des actes de langage (promesses, assertions renforcées) qui construisent un éthos parfois volontariste, parfois compassionnel : « je souhaite », « j’affirme », « j’exige », « je déclare », « je m’engage », « je ferai tout pour… », « je défendrai », « je veillerai » ;
- les « je » sujets de verbes exprimant des modalisations qui atténuent la force assertive et construisent un éthos modeste, scrupuleux ou au contraire cherchant à s’imposer : « je crois », « j’estime », « je pense que… »[6];
- les « je » sujets de verbes servant à organiser le discours ou à commenter l’action discursive : « je vous disais tout à l’heure », « je le répète », « j’en viens maintenant à l’essentiel », « j’insiste », « j’ose le dire »
- les « je » sujets de verbes qui décrivent les gestes, les pensées, les actes du locuteur, indépendamment du discours qu’il est en train de prononcer : « je connais vos préoccupations », « je me suis réjoui de vos succès, j’ai compati à vos souffrances », « j’ai servi la Nation avec enthousiasme »
Les trois premières catégories recouvrent ce qu’Oswald Ducrot (Le dire et le dit, Minuit, 1984) appelle « le locuteur en tant que tel », alors que la dernière correspond à l’être du monde. Selon les genres de discours et selon la personnalité des locuteurs, les marques de l’être du monde peuvent être très réduites, voire absentes, notamment si le locuteur estime que ce n’est pas son expérience personnelle qui est en jeu mais son statut de locuteur. Dans un discours de bilan, elles peuvent au contraire être très nombreuses. D’autre part, au sein des marques du locuteur en tant que tel, celles qui servent à organiser le discours jouent généralement un rôle moindre dans la construction de l’éthos que les deux premières. Mais Jacqueline Authier-Revuz dans Ces mots qui ne vont pas de soi (Larousse, 1995) a montré que les commentaires sur le dire sont révélateurs de l’hétérogénéité du discours et des efforts du locuteur pour tenir à distance les mots qui lui viennent sans qu’il s’y reconnaisse entièrement (« si j’ose dire »), ou, au contraire, pour imposer l’adéquation d’une nomination (« je ne vois pas d’autre mot »)[7].
Il faudra également compter au nombre de ces marques de première personne les apostrophes à l’auditoire qui prennent la forme de « mes chers concitoyens/compatriotes/amis ».
Mais là où d’autres langues n’offrent que le choix entre le « je », le « nous » ou des formes impersonnelles, le français ouvre une autre voie avec l’emploi du « on » qui est vraiment un pronom fascinant.
« On » un pronom caméléon[8]
Le pronom « on » peut avoir des valeurs très différentes. Il désigne toujours un animé mais neutralise la distinction entre singulier et pluriel, masculin et féminin.
Il peut désigner :
- un groupe flou incluant le locuteur : c’est l’usage courant où il tend à remplacer le « nous » mais on le trouve aussi en politique, quand le locuteur veut s’effacer derrière une entité indéterminée qui englobe aussi le lecteur comme dans ce discours où de Gaulle veut faire penser que tous ont vu les partis se comporter de façon répréhensible :
On vit les partis s’opposer tous ensemble au référendum parce qu’il tendait à empêcher que leur régime recommençât. Afin de tenir de nouveau le pouvoir à leur discrétion et d’en revenir au plus tôt aux jeux qui font leurs délices, mais qui seraient la ruine de la France, on les vit se coaliser, sans qu’il en manquât un seul, d’abord au Parlement pour censurer le ministère, ensuite devant le pays pour l’amener à répondre “non”. Or, voici que tout leur ensemble vient d’être désavoué par le peuple français.(7 novembre 1962)
- une entité distincte du locuteur et souvent perçue négativement mais que l’on évite ainsi de nommer :
Sur la dunette des galères, on peut, toujours et partout, nous le savons, chanter les constellations pendant que les forçats rament et s’exténuent dans la cale ; on peut toujours enregistrer la conversation mondaine qui se poursuit sur les gradins du cirque pendant que la victime craque sous la dent du lion. (Camus, discours du prix Nobel)
- un individu quelconque dépourvu de traits particuliers : c’est le cas dans les énoncés proverbiaux ou génériques :
Comme on fait son lit, on se couche.
La façon dont « on » interagit avec « nous » ou « je » est pleine d’enseignements sur le positionnement du locuteur.
Pronoms et verbes modaux
Certains verbes jouent un rôle très important dans la construction de l’éthos, il s’agit des verbes « vouloir », « pouvoir » et « devoir », appelés verbes modaux. On connait bien sûr le slogan de Barack Obama « Yes we can », mais en français aussi, ces verbes ont un fort impact sur l’auditoire : pour ne donner que quelques exemples, le locuteur peut avec « nous devons » donner l’image d’une personne dotée d’un grand sens des responsabilités et capable d’associer à sa tâche tous ses auditeurs ; avec « nous pouvons », il insuffle la confiance et avec « nous voulons » il se présente comme le relai des aspirations légitimes de l’auditoire. Il a aussi la possibilité de donner comme sujet à ces verbes « la France », « la nation », « la patrie » et ainsi de mobiliser le sentiment d’appartenance à une collectivité qui dépasse les individus. Voyons par exemple ce passage du discours d’investiture de Jacques Chirac en mai 2002, après le 2e tour qui l’opposa à Jean-Marie Le Pen :
Pour contribuer à faire progresser l’organisation du monde, la France doit être forte, affirmer sa place et son rang. Elle doit avoir l’économie d’une grande nation. Elle doit soutenir un effort militaire digne de son influence et garant de sa sécurité. Elle doit s’engager avec détermination pour que l’Europe s’exprime avec force sur la scène internationale et qu’elle ait une présence et une volonté unies. La France, enfin, doit être à la hauteur des attentes de tant de peuples amis pour lesquels la francophonie est synonyme de liberté, de justice et de culture.
Les espoirs et les attentes de nos compatriotes sont immenses. Je veux y répondre.
Ils peuvent compter sur mon engagement au service de l’intérêt général, un intérêt général qui va bien au-delà de tous les intérêts particuliers, de tous les intérêts partisans.
L’enchainement du discours est tel que les buts assignés à la France par le président apparaissent comme l’expression des « espoirs et attentes » des Français et servent à mettre en valeur la stature du président à même de permettre à la France de réaliser ce programme.
Quelques comparaisons
Sur de vastes corpus, Damon Mayaffre a montré que l’emploi des pronoms était bien différent d’un président de la Ve République à un autre : De Gaulle et Pompidou sous-utilisent[9] fortement le « je[10] » alors que Mitterrand le surutilise tout aussi fortement, De Gaulle sous-utilise le « vous » là où Mitterrand sous-utilise le « nous »[11]. Sur une plus longue durée, Mayaffre constate une croissance régulière du « je » dans les discours des présidents du Conseil puis des présidents de la République, ce qui confirme les observations intuitives sur la personnalisation de la vie politique. Mais Mayaffre va plus loin en observant que ce « je » est particulièrement fréquent chez les dirigeants socialistes, que ce soit dans l’entre-deux guerres ou depuis 1958 :
Le réformisme c’est l’abandon de ce qui est idéalement souhaitable pour ce qui est immédiatement possible. Et seul le leader, le détenteur du pouvoir aux prises avec les dures réalités gouvernementales est à même de juger du bien-fondé des compromis réclamés. (op. cit. p.101)
Le « je » se retrouve donc en position de sujet face à un « vous » auquel il faut garantir que l’on tient le cap alors même qu’on est en train de l’abandonner.
Un article de Carmen Pineira et Maurice Tournier[12] comparant deux débats lors des élections présidentielles de 2007 fait ressortir un suremploi du « on » de la part de Bayrou dans le débat qui l’oppose à Ségolène Royal, alors que celle-ci sous-emploie les pronoms personnels. Le « on » permet à Bayrou de s’inclure dans le groupe des présidentiables alors que Royal cherche surtout un terrain d’entente avec son interlocuteur en évitant de se positionner comme un « je » face à un « vous », ce qu’elle n’hésitera pas à faire face à Nicolas Sarkozy mais sans atteindre les fréquences de ces pronoms chez son adversaire.
Voilà deux exemples qui montrent comment on peut s’appuyer sur une étude des pronoms pour décrire un positionnement dans une interaction verbale.
Michèle Monte, Université de Toulon, laboratoire Babel
[1] Précisons que les pronoms s’emploient rarement hors mise en relief, c’est la désinence du verbe qui indique la personne : quand j’écris « yo », il faut entendre « les formes verbales de première personne ». Il en va de même en portugais et italien.
[2] On peut avoir un dialogue qui se présente ainsi : « A senhora pensa que eu deverei inscrever-me neste curso ? – Sim, acho que sim. » (« Vous pensez que je devrais m’inscrire dans cette formation ? – Oui, je suis de cet avis. »)
[3] Articles à consulter à partir de la page http://mots.revues.org/persee-290676.
[4] Disponibles sur http://www.vie-publique.fr/discours/selection-discours/discours-investiture-presidents-republique.html
[5] On peut consulter à ce sujet le chapitre 2 de L’argumentation dans le discours de Ruth Amossy (Armand Colin 2000) et du même auteur La présentation de soi. Ethos et identité verbale (PUF, 2010).
[6] On peut y joindre les expressions « à mon avis », « selon moi ».
[7] Ces deux cas sont loin d’épuiser toutes les fonctions que peuvent assumer ces boucles réflexives. Il y faudrait un autre article de ce dictionnaire collaboratif. Notons que ces gloses peuvent impliquer le pronom « vous » (« si vous me passez l’expression », « comme vous dites ») ou « nous » (« dans notre jargon »).
[8] Pour une étude linguistique de « on », je renvoie à Kjersti Fløttum, Kerstin Jonasson et Coco Norén, ON : pronom à facettes, de Boeck-Duculot, 2007.
[9] Des fonctions statistiques rapportent les emplois dans chaque partie du corpus à la moyenne observée dans tout le corpus.
[10] Il s’agit alors du pronom « je » distingué de « moi » ou « me ».
[11] Le Discours présidentiel sous la Ve république, Presses de Sciences Po, 2012, p.97.
[12] « Ségolène Royal entre François Bayrou et Nicolas Sarkozy. Approche lexicométrique » dans Mots. Les langages du politique, 89, 2009 : disponible sur http://mots.revues.org/18813.