Après avoir « interdit d’interdire », peut-on défendre « d’urner » ou « de veauter » ? La contradiction n’est qu’apparente. Alors que « Il est interdit d’interdire » revendique une liberté sans limites, un désir de vivre pleinement sa vie, et dénonce des mœurs et des modes de vie compassés et compressés par le(s) pouvoir(s), « Défense d’urner » touche au cœur des institutions, dénonçant le moteur même du fonctionnement de la démocratie bourgeoise : les élections. Au sein des courants révolutionnaires opposés aux partis de gauche traditionnels prolifèrent en Mai-68 les slogans qui jouent sur la syllepse homophonique (hétérographique) du verbe « veauter », dans laquelle l’électeur est transformé en animal grégaire et stupide (les électeurs tomberaient dans un « piège à cons », comme le rappelle un autre slogan).
L’ouvrage de Maurice Tournier Les Mots de mai 68 recense toute une déclinaison de la métaphore moutonnière (si l’on peut s’exprimer ainsi) :
« Charlot ! Nous ne sommes pas des veaux, nous ne sommes pas dévots devant mon général ».
« J’ai veauté, veau ! ».
« Centre d’intoxication civique : veautez ! »
« Il n’y aura plus désormais que deux catégories d’hommes : les veaux et les révolutionnaires. En cas de mariage, ça fera des rêveaulutionnaires ».
« Baisse-toi et broute »
« Défense d’urner » tire quant à lui son efficacité du néologisme « urner », formé par dérivation impropre ou conversion d’un mot à partir d’un autre par changement de catégorie grammaticale : ici, un verbe dont le radical est emprunté au nom concret « urne ». Mais « urner » n’est pas un simple synonyme de « voter » : sa parenté phonétique avec « uriner » (par paronomase implicite) et l’association usuelle de la construction « défense de… » avec des verbes exprimant des actions socialement répréhensibles (dont celle de se soulager sur la voie publique) est éloquente : la vision triviale de l’assouvissement d’un besoin élémentaire se confond avec le geste solennel de l’électeur qui accomplit son devoir civique. La transgression est linguistique et politique. L’effet, burlesque, particulièrement prisé en temps de révolte : ne dit-on pas aussi que « les bureaux de vote sont les vespasiennes du pouvoir où la majorité fait ses besoins » ?
Suggérer qu’un individu (un homme, de préférence) puisse se soulager dans une urne bafoue violemment un acte emblématique du fonctionnement de la démocratie, et dénoue le lien qui unit le « droit de vote » et ce qui serait, dans l’esprit de ce slogan, une véritable démocratie.