L’hebdomadaire régional La Renaissance tire sa une du 9 avril 2021 du néologisme de forme choisi par le Conseil Départemental : « Vacci’bus » ; en distribution complémentaire, un variant « VacciCar » circule dans d’autres départements que la Saône-et-Loire mais il est minoritaire (plus respectueux des normes traditionnelles du français mais un peu éloigné des usages réels, il relève sans doute d’un lecte usurpateur – la norme contrariant l’usage). Apparus il y a à peine un mois, les deux mots-valises s’assurent une transparence en arborant la même motivation morphologique. Par le premier composant, apocope de vaccination, ils travaillent à rendre simple et presque agréable une obligation un brin rebutante : de même que télé ou Libé révèlent que la télévision et le journal Libération font partie des familiers, de même que la Manif pour tous, quoi qu’on en pense réellement, prétend en être, de même la vaccination devient l’amie « vacci » – l’apostrophe de la variante choisie dans ce département de la Bourgogne rendant même cette proximité guillerette. Quant au choix de bus plutôt que de car, d’une part il permet à « vacci’bus » d’empocher connotativement, par analogie et par immersion dialogique, le crédit de sérieux associé aux terminaisons latines ; et d’autre part il suit un usage qui tend à s’imposer (ce néologisme de sens emboîtant sans doute le pas à l’anglais) dans lequel bus, neutralisant l’opposition sémantique intra- vs extra-urbain, devient un hyperonyme pour les hyponymes bus et car : le « vacci’bus », dit La Renaissance, circule de village en village et dispense performativement à des Français potentiellement méfiants, avec sa promesse de bonne santé, une disposition favorable à l’égard de la politique sanitaire de l’État.
Étiquette : performatif
« Nous battre, nous battre, nous battre »

À la fin d’une visite à Condom (Gers) consacrée aux Journées du patrimoine, Emmanuel Macron résume son programme d’action face au virus Covid 19. Il faut « nous battre, nous battre, nous battre ». Du point de vue informatif, cette triple répétition piétine et n’est qu’un pléonasme aggravé. Mais l’intérêt est justement que sa fonction n’est pas référentielle. On parle souvent, dans ce cas, d’intensification et de gradation : l’impact de l’infinitif nous battre croît. S’en tenir là cependant serait négliger la dimension de la parole, faite de voix et de temps.
À l’écoute les mots ne se remplacent pas, ils s’ajoutent les uns aux autres – répétition syntagmatique et non paradigmatique. L’effet est donc absolument différent, selon qu’on lit, ou bien qu’on écoute la triple répétition : ce qui est tautologique à l’écrit ne l’est plus à l’oral. Dans un discours parlé, le seuil de trois répétitions marque le seuil d’émergence du rythme et rapproche la parole du chant. Dans toutes les langues, la triplication, prononcée dans des circonstances solennelles, assume une fonction incantatoire et renoue avec une fonction performative primitive pour laquelle dire, c’est faire advenir.
L’assimilation de la maladie à un ennemi est une métaphore conceptuelle (de celles qui organisent notre langage au quotidien : « combattre une épidémie », « lutter contre l’invasion des métastases », « vaincre le cancer », etc.). Emmanuel Macron la remotive par la triplication et l’ajout du « nous » collectif qui enjoint, autant qu’à la lutte, au rassemblement. La performativité de la clausule sert alors un genre délibératif millénaire : la harangue aux soldats.
Billet écrit à quatre mains par Emmanuelle Prak-Derrington et Hugues Constantin de Chanay
« Ce n’est pas un départ, c’est une scission »
C’est ainsi que Le Monde daté du 13 octobre 2018 intitule l’interview donné par Emmanuel Maurel à ses deux journalistes Abel Mestre et Enora Ollivier. En réalité, le député européen socialiste a déclaré : « Je n’annonce pas un départ du PS, mais une scission », précisant : « Aujourd’hui, je ne pars pas seul mais avec de très nombreux militants, des centaines de cadres et d’élus sur l’ensemble du territoire ».
Mais la reformulation, qu’elle ait été ou non explicitement approuvée, sonne comme la reprise d’une célèbre réplique – celle du duc de La Rochefoucauld en réponse au roi Louis XVI qu’il est venu réveiller au soir du 14 juillet 1789 pour lui annoncer la prise de la Bastille et l’assassinat de son gouverneur. « C’est une révolte ? », s’enquiert alors le monarque. « Non, Sire, c’est une révolution », rectifie son grand maître de la garde-robe.
Voilà donc suggéré que la différence entre le « départ » d’un cadre d’un parti et une « scission » au sein de celui-ci, est de même ampleur que celle qui sépare une simple « révolte » et une « révolution ». Partant, la reprise nous amène à penser que la rupture de celui qu’on appelle « le leader de l’aile gauche du PS » est constitutive d’un événement historique, et non seulement selon un critère quantitatif. Apparaissent comme dans un décor lointain les nombreuses cassures qui ont émaillé plus d’un siècle d’histoire du Parti socialiste depuis sa création en 1905. On pense assurément d’abord à la scission survenue en 1920 lors du Congrès de Tours, qui donna naissance au futur Parti communiste.
Comme le mot schisme en matière religieuse, scission en matière politique vaut affichage d’authenticité. Ce qui est ainsi qualifié n’est pas seulement le départ de quelques individus plus ou moins nombreux, mais la naissance d’une nouvelle entité issue de l’ancienne, qui revendique une légitimité historique que cette dernière aurait perdue.
Reste bien sûr à vérifier, dans le cas d’espèce, que le discours rend bien compte de la réalité, ou que le pouvoir performatif du mot est bien celui que l’on espère. Ce qui n’est pas gagné, comme on dit ! Le cimetière des lendemains de congrès ou d’élections est rempli de claquements de portes que plus personne à présent de qualifierait de « scission »…
« J’assume »
(Frédéric Says, France Culture, 21 décembre 2017)
Jeudi 21 décembre 2017, Frédéric Says consacre le billet politique qu’il tient quotidiennement sur France Culture à l’expression par laquelle Édouard Philippe a justifié la veille un vol privé Paris-Tokyo au prix exorbitant : « j’assume ».
Que la construction soit transitive en contexte ‒ « j’assume complètement cette décision, je l’assume tellement que je veux l’expliquer », ‒ ne change rien à l’analyse qu’en fait Frédéric Says, qu’on peut donc elle aussi assumer complètement, tout en précisant pourquoi l’observateur peut parler de « procédé rhétorique » pour cet usage performatif d’assumer, ce « Sésame ferme-toi » adressé aux journalistes. F. Says diagnostique une évolution du sens du verbe assumer. Initialement, ce dernier renvoie à la responsabilité endossée (assumer une fonction) ou à la solidarité avec une position (être prêt à endurer les conséquences indésirables de sa solidarité). Mais il en va autrement du sens qui se diffuse en politique et qu’on retrouve chez Édouard Philippe : son « j’assume » n’annonce aucune charge qu’il serait prêt à endosser, aucun tournant de sa politique. Au contraire, le Premier Ministre maintient ses positions, rien de plus. En faisant ce voyage, il serait indiscutablement dans son bon droit.
On pourrait voir une syllepse rhétorique dans cet usage : le « je persiste et signe » moderne bénéficierait du crédit associé au sens classique pour tout ce qu’il convoie de courage, d’engagement, de désintéressement. Mais une telle analyse présupposerait qu’il existe dans les mots des sens pré-connus, stables et bien délimités, auxquels s’ajoutent de nouveaux usages. La réalité est plutôt à l’évocation dialogique créatrice d’indétermination discursive. Les déclarations d’É. Philippe en évoquent d’autres, pour son auteur comme pour ses auditeurs, sans qu’on puisse toujours dire lesquelles. Les unes correspondent à un rattachement entier à une cause ou une fonction, quand bien même il deviendrait préjudiciable. Les autres au maintien ferme d’une position personnelle. On rejoint quoi qu’il en soit Frédéric Says : si Édouard Philippe « assume », c’est pour éconduire les questions gênantes en s’abritant du même coup derrière les exigences de la fonction qu’il exerce. Une manière de dire : « Je suis dans l’exercice normal de ma mission, à laquelle je corresponds de tout mon être. Et vos questions, elles, sont illégitimes ».
Crédits photo : Jacques Witt/SIPA
Post Scriptum : « J’assume », un autre regard
L’analyse de F. Says est de la bonne rhétorique sémasiologique : il part de la forme du mot, analyse l’évolution de son sens et pointe une forme de cumul des premier et second sens dans le discours philippien (représentatif d’une tendance à l’œuvre dans l’ensemble du discours politique).
Au verso, la rhétorique a aussi une face sémasiologique : à la place de « j’assume complètement cette décision, je l’assume tellement que je veux l’expliquer », qu’aurait dû dire Édouard Philippe pour que l’analyste ait le sentiment d’avoir affaire à une vraie justification et non à une pirouette de discours ? Sans aller chercher très loin, on voit qu’il est engagé dans un processus (la rhétorique onomasiologique implique l’appauvrissement généralisant : ici on appauvrit « il a pris l’avion »). Pour justifier le processus, qui est en cause, le plus direct était de parler du processus. Mais ici le discours est indirect, précisément métonymique : il opère un glissement (réducteur) du processus à celui qui y est engagé et à son attitude.
Alors qu’en droit l’irresponsabilité est une circonstance atténuante, la responsabilité étant nécessaire à l’infraction, au contraire en politique l’engagement d’un individu, l’affichage de la conscience qu’il a de ses actes, quelle que soit son idéologie, quelle que soit la pratique qui lui est reprochée, l’absolvent.