Libération, mercredi 19 mai 2021, p. 8
(légende de la photo, crédits Nasser Nasser/AP)
Le sens vient à la réalité comme il vient aux images : par métonymie et par synecdoque – en l’occurrence, l’objet pour la propriété dont il est support. Voyant un homme jeune sur fond de feux, on comprend qu’il se défend (buste oblique prêt à reculer avec souplesse, bras gauche en défense), qu’il contre-attaque (bras droit prêt à projeter on ne sait quoi, ne serait-ce qu’une pierre – geste emblématiquement sauvage, celui du David biblique terrassant Goliath), sa vulnérabilité puissante (bras nus, muscles fuselés et apparents), la destruction et le chaos (gravats, fumée, rue jonchée de pneus, vide des piétons habituels, où l’on distingue d’autres « guérilleros », et un drapeau palestinien).
Il nous parvient parce que toute image réussie porte une hypotypose (par des détails, on produit un effet de réel et on place le destinataire comme devant la réalité même). Ici l’ensemble recule devant des éléments saillants : l’homme est isolé sur un vaste fond gris ; le flou fond le décor et fait ressortir, çà et là, gravats, colonnes de fumée hautes comme les immeubles qu’on voit à peine, corps exposés. La prise de vue livre quelques mètres à parcourir à découvert. Comme si, à l’instar du protagoniste, nous devions mettre notre vie en péril.
Car l’hypotypose s’accompagne d’une proposition d’empathie avec le manifestant. Cette image est efficace parce qu’elle est esthétique et séduit. L’antithèse entre la simplicité de la mise (casquette, pull sur les hanches, t-shirt jaune roulé en une écharpe qui n’est pas le traditionnel keffieh qu’arbore derrière un autre homme) et la beauté satinée de ces bras dénudés n’y est sans doute pas pour peu. Le cadrage, les contrastes, la prédominance des formes rondes, les fumées sombres comme des nuées, évoquent dialogiquement les peintures romantiques d’orages. La palette des couleurs et la disposition des volumes sont les mêmes que dans Le Radeau de la Méduse. Par cette discrète allusion, la synecdoque de ce manifestant pour tous les Palestiniens, ainsi que sa métaphore pour les autres résistances des faibles, passent à une dimension symbolique en devenant allégoriques.