(Editorial de Laurent Joffrin, Libération, 23 janvier 2017)
Dans ce balancement massivement repris dans les médias et dans les discours favorables à un maintien de l’organisation actuelle de la société française, la social-démocratie – ou gauche « de gouvernement » ‒ est identifiée au « réalis[me] » ‒, tandis que les expressions d’un « socialisme renouvelé » sont reléguées à l’« utopie ». Or l’argument du réalisme est un indicateur idéologique. On cherche ainsi à imposer d’une part l’idée qu’il y aurait une réalité unique, évidente et objective qui s’imposerait à tous et, d’autre part, l’idée que la réalité se ferait d’elle-même, hors des actions politiques. Il faudrait donc s’y soumettre ou être irréaliste. C’est une définition simpliste et/ou manipulatoire qu’on complète par une formulation disqualifiante. En fait, il n’y a que des interprétations individuelles ou collectives, différentes voire contradictoires, du monde dans lequel nous vivons, chacune constituant une réalité « objective » par illusion égocentrique mais en fait toujours subjective. Et le monde ne se construit pas de lui-même (comme a essayé de le faire croire la « théorie de la main invisible » en économie libérale) mais, à l’inverse, les humains et leurs actions politiques le construisent et l’ont fait tel qu’il nous apparait. Du coup, c’est l’argument du réalisme qui est à la fois idéologique et totalitaire (au sens d’une croyance dans une vision du monde supposée et imposée comme une évidence). Et c’est l’argument d’un monde à faire ou à refaire qui, finalement, est le plus « réaliste », car l’utopie est, définie autrement, une innovation qu’on n’a pas encore mise en œuvre.