Samedi 29 mai 2021, sur la place de la République, les policiers qui tentaient d’identifier les personnes ayant accroché une banderole « Vive la Commune » pour l’anniversaire de cette révolution ont été repoussés aux cris d’« À bas les versaillais ! ». Cette interjection forme avec « Vive la Commune ! » un couple antithétique. Il s’agit de porter aux nues un idéal politique (ou du moins, en l’occurrence, d’accrocher le plus haut possible la banderole qui le célèbre), tout en mettant à terre les représentants d’un pouvoir oppresseur et potentiellement répressif. Le parallélisme de construction rend plus visible l’opposition entre la Commune – mouvement puis gouvernement en faveur d’institutions authentiquement démocratiques et sociales –, entité pensée au singulier comme fédératrice, et le pluriel « les versaillais », que l’absence de majuscule distingue du gentilé désignant les simples habitants de Versailles : « versaillais » renvoie aux partisans (en armes ou non) du gouvernement et de l’Assemblée nationale réfugiés dans la ville des rois tandis que s’organise à Paris un gouvernement du peuple. Déjà en 1871, lorsque Pinola Gandolphi ou Alfred Dupupet s’étaient exclamés « À bas les versaillais », l’invective avait été retenue à charge. 150 ans plus tard, elle actualise par analogie les rapports de force historiques qu’ont éclairés par ailleurs – à des fins pédagogiques et/ou militantes – expositions, débats et manifestations commémoratives. La Commune et les tensions qu’elle suscite restent bien vivantes.
Étiquette : analogie
Vacci’bus
L’hebdomadaire régional La Renaissance tire sa une du 9 avril 2021 du néologisme de forme choisi par le Conseil Départemental : « Vacci’bus » ; en distribution complémentaire, un variant « VacciCar » circule dans d’autres départements que la Saône-et-Loire mais il est minoritaire (plus respectueux des normes traditionnelles du français mais un peu éloigné des usages réels, il relève sans doute d’un lecte usurpateur – la norme contrariant l’usage). Apparus il y a à peine un mois, les deux mots-valises s’assurent une transparence en arborant la même motivation morphologique. Par le premier composant, apocope de vaccination, ils travaillent à rendre simple et presque agréable une obligation un brin rebutante : de même que télé ou Libé révèlent que la télévision et le journal Libération font partie des familiers, de même que la Manif pour tous, quoi qu’on en pense réellement, prétend en être, de même la vaccination devient l’amie « vacci » – l’apostrophe de la variante choisie dans ce département de la Bourgogne rendant même cette proximité guillerette. Quant au choix de bus plutôt que de car, d’une part il permet à « vacci’bus » d’empocher connotativement, par analogie et par immersion dialogique, le crédit de sérieux associé aux terminaisons latines ; et d’autre part il suit un usage qui tend à s’imposer (ce néologisme de sens emboîtant sans doute le pas à l’anglais) dans lequel bus, neutralisant l’opposition sémantique intra- vs extra-urbain, devient un hyperonyme pour les hyponymes bus et car : le « vacci’bus », dit La Renaissance, circule de village en village et dispense performativement à des Français potentiellement méfiants, avec sa promesse de bonne santé, une disposition favorable à l’égard de la politique sanitaire de l’État.
Stature d’Angela Merkel
(Willem, Libération, 16 mars 2021, p. 20)
Ces derniers temps, à cause d’une gestion de crise longtemps louable mais récemment malavisée, la CDU a perdu en crédibilité. Willem l’exprime dans Libération par une homologie (analogie relationnelle) : les trois images montrent qu’à mesure que le printemps s’annonce, la taille d’Angela Merkel rapetisse. Cette absurdité référentielle (dans le monde, nul ne change aussi sensiblement de taille) est un indice de décontextualisation pour l’interprétation métaphorique. L’équivalence d’une taille et de sa valeur fait partie de nos métaphores conceptuelles : l’image de Merkel (reconnaissable par synecdoque à sa coiffure en chapeau de champignon) représente sa taille mais signifie sa stature. Il n’y a aucune analogie directe entre une silhouette et une influence. En revanche il y a une homologie si on prend plusieurs vues, car l’évolution physique de Merkel peut être analogue à celle de l’influence de la CDU. L’image articule cette homologie à une antithèse : alors que le printemps s’épanouit, Angela Merkel est son parti se rabougrissent…
Brouillard absolu
Dans son billet du 5 décembre 2019 Frédéric Says remarque que les protestations populaires contre un gouvernement qui n’écoute pas, ni n’écoutera, cela aurait un air de déjà-vu… n’était « le brouillard absolu qui entoure le texte de loi sur les retraites ». Parler de « brouillard », c’est déjà dire que le gouvernement n’innove pas en bien. Mais intensifier ce brouillard par un tel modificateur réalisant, c’est dénoncer ce défaut comme calculé : qui ne s’apercevrait pas d’un si haut degré d’imprécision ? D’autant que ce n’est un secret pour personne qu’on doit éviter le flou : ce « brouillard », c’est en effet une métaphore de base de la vision imprécise (floue, brumeuse, dans le brouillard, opaque…) pour la compréhension impossible, le contraire étant la vision précise (nette, sans zone d’ombre, claire, limpide, transparente…). Il y a donc une base homologique : ce que la netteté est à la vision, l’intelligibilité l’est à la compréhension (nombre de mots sont communs aux deux plans : précision, définition, ce qui facilite l’homologie). Mais il y a aussi une base analogique, le brouillard ayant ses propriétés qui se communiquent à l’opération du gouvernement. D’une part il dissimule et le gouvernement est alors hypocrite ; d’autre part il trempe et réfrigère : voilà ce que le gouvernement offre aux Français.
« Une banque de la démocratie »
(François Bayrou, 1er juin 2017)
Pourquoi nommer « banque de la démocratie » l’organisme destiné à financer les partis et les campagnes électorales? L’expression ne rapproche pas, a priori, des termes antithétiques, et pourtant elle surprend, car les compléments du nom « banque », s’ils incluent aussi bien un nom propre qu’un nom commun (« banque de France » / « banque de la nation »), sont ordinairement suivis d’un nom abstrait lorsque « banque » ne désigne pas un établissement financier mais, par analogie, une institution stockant des informations ou de la matière vivante (« banque de données », « banque du sperme »). Une exception notable : la « banque du peuple » imaginée autour de 1848 par le socialiste Pierre-Joseph Proudhon. Cette dernière, qui ne dépendait pas de l’État (contrairement à la « banque de la démocratie » présentée par François Bayrou, laquelle est adossée à la Caisse des dépôts et consignations), était véritablement démocratique, puisqu’elle centralisait différentes caisses de secours mutuels. Ouvriers et paysans, se prêtant les uns aux autres, devenaient leurs propres banquiers. Qu’on parle aujourd’hui de « banque de la démocratie » fait trompeusement écho à l’entreprise proudhonienne ; car le complément du nom marque désormais uniquement l’usage, et non l’appartenance : l’organisme en question a pour but de favoriser un aspect de la vie démocratique, réduite à l’activité électorale. Cette banque d’un type nouveau se veut « démocratique » dans la mesure où elle est supposée permettre un financement équitable de tous les candidats. Qu’elle fonctionne sur la base des intentions de vote désavantage pourtant les plus « petits » d’entre eux…
Crédits : REUTERS/Philippe Wojazer
« Il ne faut pas prendre un canot de sauvetage pour un vaisseau amiral »
(Régis Debray, France Culture, 8 mai 2017)
“Pourquoi c’est toujours non”
(Libération, 2 mai 2017)
Les pouvoirs rhétoriques de l’image proviennent souvent de son alliance avec un texte. La une de Libération datée du 2 mai 2017 l’illustre au mieux : le texte y complète ce que l’on peut trouver dans l’image, qui en retour l’étaie. En particulier, il ajoute la dimension essentielle du refus, que le « non » exprime, là où l’image seule ne peut guère contester : seule, elle est semble-t-il plutôt assujettie au constat approbateur qu’à la neutralité, en tout cas jamais à la dénonciation. En quoi étaie-t-elle le texte ici? On notera d’abord que la contre-plongée extrême (la vision est aérienne) figure non seulement la position de « surplomb » du commentateur neutre, mais surtout dénie à Marine Le Pen tout rôle discursif dans cette première page : on imagine sa bouche mais on n’en voit pas les lèvres ; on devine la position exacte des yeux aux cils, seuls apparents. En aucun cas Marine Le Pen, souvent assimilée à la candidate du « non », ne peut énoncer celui qui s’étale en grosses lettres et l’adresser à un spectateur qu’elle regarderait droit dans les yeux. C’est donc elle que l’on refuse, à elle que l’on dit « non ». Et ce « non » semble couler de source. Comme la candidate, il est isolé sur fond noir (ce que permet bien la faible profondeur de champ pour cette image, l’arrière-plan étant noyé dans le flou). Comme elle, il est centré. Quant au sous-titre (« numéro spécial 16 pages anti-FN »), la couleur donnée à sa typographie reproduit l’opposition « phèmique » (du grec ϕημί, « expliquer », de même famille que φῶς, la « lumière ») entre valeurs foncées et valeurs claires, déjà à l’œuvre dans la représentation du visage. Ce système d’oppositions, caractéristique de toute antonymie, permet une antithèse topologique nette : Marine Le Pen est en haut, le « non » est en bas. Dernière touche : qui lui adresse donc ce « non » ? La réponse, encore une fois, est dans l’image. C’est Libération. Et ses lecteurs. La présentation du texte de une le place en analogie plastique avec le nom du journal : comme lui, il comporte deux parties, l’une englobée et blanche, l’autre englobante et rouge. Quant au sous-titre, il reprend ces deux mêmes couleurs. Ainsi l’esthétique de l’image, ou encore l’art d’y accommoder la sensation (du grec αἴσθησις) ‒ ici la sensation visuelle ‒, est-elle le support de la rhétorique, en un lien plurimillénaire entre la beauté et la force persuasive.
« faire entendre le camp des travailleurs »
Nathalie Arthaud, Le Grand débat, BFMTV, 4 avril 2017
Si les slogans des présidentiables gomment ordinairement les marques personnelles (En Marche !, qui reprend les initiales d’Emmanuel Macron, constitue un hapax, c’est-à-dire un cas isolé), celui de Lutte Ouvrière en fait un impératif idéologique, Nathalie Arthaud se présentant comme simple porte-parole du « camp des travailleurs ». La puissance performative de ce mot d’ordre est apparue lors du débat télévisé qui a permis à la candidate communiste de défendre son programme devant des millions de télespectateurs. Par sa structure, le slogan « faire entendre le camp des travailleurs » semble très proche de celui qu’a choisi le socialiste Benoît Hamon, « faire battre le cœur de la France ». Tous deux sont en effet fondés sur une périphrase verbale (faire + infinitif) suivie d’un complément du nom, qui invite à l’action ; mais ils s’avèrent en réalité antithétiques. Là où Benoît Hamon associe synecdoque et personnification, LO fait un usage moins abstrait de cette dernière figure, en prétendant « faire entendre le camp des travailleurs » plutôt que « les travailleurs » tout court. Lorsqu’on rapproche les deux formules, le jeu des sonorités (« cœur », « camp » ; « cœur », « travailleurs ») favorise à la fois l’analogie (le cœur de la France, ce sont les travailleurs) et le renversement, puisque « camp » isole les travailleurs du reste de la population. Vision clivée, où la classe ‒ qui ne connaît pas de frontières ‒ l’emporte sur la communauté nationale. Sont effacés au passage les accents patriotico-érotiques du slogan hamonien (on se souvient qu’au début de la Grande guerre, la propagande vantait l’uniforme des soldats, ce « pantalon garance où bat le cœur de la France »). De façon très pragmatique, pour N. Arthaud, seul importe de donner sa voix pour donner de la voix.
“La France est plus grande que mes erreurs”
(François Fillon, QG de campagne, 1er mars 2017)
La comparaison à laquelle François Fillon a recours est étonnante : alors que tout son discours oppose la justice et la souveraineté nationale, ce sont ici ses “erreurs” qui sont mises en balance avec la nation. Est-ce une façon de minimiser les faits qui lui sont reprochés au regard de l’enjeu que constitue l’élection présidentielle ? Toute analogie joue cependant dans les deux sens : celle-là pourrait bien plutôt laisser entendre à l’électeur que la France ne mérite pas ce candidat aux prises avec la justice…
« C’est un peu comme la drôle de guerre en 1940 »
(Julien Dray, Radio J, 12 février 2017)
Drôle de comparaison que celle utilisée par Julien Dray : « Je suis très, très inquiet de la tournure des événements, parce qu’on a une drôle de campagne. C’est un peu comme la drôle de guerre en 1940. C’est-à-dire que chacun est content, chacun pense que tout va bien ». Superposant les temporalités, l’orateur rapproche la progression du FN en France de l’expansion internationale du nazisme (en 1940, Hitler était déjà au pouvoir depuis plusieurs années, ce qui n’est pas le cas de Marine Le Pen). Cette analogie, avancée alors qu’il s’exprime sur Radio J, une station juive, est préparée par la polysémie du terme « campagne », qui désigne à la fois une période de mobilisation politique et une opération militaire. La France est donc en guerre, sans le savoir. Son ennemi n’est pas aux frontières, mais à l’intérieur ; pour le vaincre, une seule solution : faire comme en 1914 – pas comme en 1940 où l’immobilisme des Alliés à mené à la catastrophe ‒, et réaliser l’« Union sacrée » (ce qu’on nomme aujourd’hui, de manière moins grandiloquente, le rassemblement) sous la bannière du Parti socialiste. CQFD.