Alors que fleurissent partout les injonctions subversives, ces quelques mots inscrits sur l’un des murs de l’Université de Nanterre jouent le paradoxe : on s’attend à ce qu’ils appellent comme les autres slogans à la révolution, et voilà qu’ils affirment leur caractère « contre-révolutionnaire » ! À y regarder de plus près, le discours a en effet de quoi freiner toute émancipation. Ne s’oppose-t-il pas aux actes, maintenant ainsi le Grand Soir à l’état de vaine rhétorique ? Ne fixe-t-il pas une idée directrice qui s’impose à son destinataire, lui volant par là-même ses capacités d’invention et d’innovation ? Pire encore, parce qu’il ne peut s’affranchir ni des règles de la langue, ni de l’écho des textes déjà prononcés, ni de ses propres conditions d’énonciation, l’inédit lui échappe immanquablement ! La langue elle-même est « fasciste », « car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire », nous dit Roland Barthes quelques années plus tard. Mais c’est pour affirmer quelques lignes plus loin qu’on peut toujours « tricher avec la langue » pour l’entendre « hors-pouvoir » : n’est-ce pas en effet le lot de toutes les révolutions que de libérer la parole ET l’action, en devenant parole en action et action portée par la parole ?
Catégorie : Grand Huit !
Slogans de 1968 : en mai, la SELP vous propose une analyse par jour.
Sous les pavés, la plage
Ce slogan – l’un des plus représentatifs de mai 68 –, en véhicule la représentation idéale, énonçant son but et sa méthode. Il incarne la richesse et l’harmonie des effets de la liberté, tant sont nombreuses ses interprétations, toutes convergentes (quelle que soit la plage, quels que soient les pavés, découvrons la plage sans s’arrêter aux pavés qui la recouvrent). Ce qui compte indépendamment du sens donné aux mots, c’est l’antithèse entre les termes, et la promotion du second. On notera que ce dernier est au singulier (il désigne donc un symbole plus qu’une plage réelle) quand les pavés, platement quotidiens, sont au pluriel. Mais eux aussi sont fortement symboliques : pavés comme plage sont des condensations métonymiques de modes de vie, en gros la ville avec tout ce qu’elle connote d’aliénation (au travail, notamment) et les vacances (hors des villes, au bord de l’eau), avec tout ce qu’elles connotent de liberté. Mais les pavés sont aussi autre chose. Dans l’image d’Épinal de la révolution, on les lance : « Mai 68 : les pavés jetés sur les CRS à Paris venaient de Sylla », titre le JSL du 5 mai. Le moyen est donc tout trouvé : révoltons-nous et dépavons, l’utopie est à portée de main !
Crédits : Roger-Viollet
Embrasse ton amour sans lâcher ton fusil
À rebours du « Faites l’amour, pas la guerre » diffusé par la génération « Peace and Love » après l’intervention des États-Unis au Viêt Nam, ce graffiti apposé à l’Odéon combat le pacifisme. Il ne commande pas pour autant de renoncer à l’amour, ici désigné de manière moins abstraite que dans le célèbre slogan, sous les traits d’un partenaire que chacun – quel que soit son sexe – peut s’imaginer. L’injonction est double, comme dans cette variante de l’hiver 1975 : « Faites la guerre et l’amour aussi ». Mais « embrasse ton amour sans lâcher ton fusil » lui donne un tour personnel, par l’impératif à la seconde personne du singulier (qui favorise l’identification), et l’image du couple guerrier, uni et vigilant dans la lutte. Libérer son corps n’empêche pas de se libérer politiquement, au contraire : l’amour est révolutionnaire.
Crédits : couverture du livre de Gérard Guégan Debord est mort, le Che aussi, et alors ? Embrasse ton amour sans lâcher ton fusil (Paris, Société des saisons, 1994).
La vieille taupe de l’histoire semble bel et bien ronger la Sorbonne. Télégramme de Marx, 13 mai 1968
Le 13 mai 1968, la Sorbonne qui avait été reprise aux étudiants mobilisés rouvre ses portes : elle est aussitôt réoccupée, lors d’une journée marquée par la convergence des luttes. Cette dernière inspire une inscription fondée sur une prosopopée à la fois humoristique et savante. Le défunt Karl Marx (1818-1883) se retrouve ainsi signataire d’un télégramme – sans doute écrit-il de Londres ! – qui voit dans la reprise de la Sorbonne la confirmation de ses propres thèses : l’histoire va dans le sens de la révolution, elle sape lentement les fondations de l’ordre ancien, incarné notamment par la vénérable université. L’image de la « vieille taupe », effectivement présente chez Marx (au moins à deux reprises, ici et là), qui l’emprunte lui-même à Hegel citant Shakespeare, donne un cachet d’authenticité au faux télégramme. Elle contribue aussi à la réactivation d’une métaphore qui, après avoir désigné le spectre du père d’Hamlet puis l’esprit de l’histoire hegelienne, en est venue à évoquer la préparation du Grand Soir. Daniel Bensaïd y trouva même de quoi nourrir une taupologie des résistances : non pas éloge de la myopie mais invitation à scruter les signes annonciateurs des bouleversements politiques.
Laissons la peur du rouge aux bêtes à cornes

Ce slogan emprunte au Bahorel des Misérables la citation « Bourgeois, croyez-moi, laissons la peur du rouge aux bêtes à cornes. »
Démultipliée grâce aux sérigraphies des collectifs ouvriers-étudiants de l’Atelier populaire de l’ex-Ecole des Beaux-arts, l’injonction s’appuie sur deux figements sémantiques (« peur du rouge » et « bêtes à cornes »), qui partagent une connotation scientifique commune, les bovins étant plus sensibles aux couleurs proches du rouge ‒ sans que cette sensibilité soit la cause d’un comportement agressif.
Dans le contexte de la guerre froide, la « peur du rouge » est d’abord interprétée par métonymie comme peur des communistes. Cette peur, pouvant sembler vraisemblable (présupposé du verbe laisser à l’impératif et à la première personne du pluriel), est ensuite tournée en ridicule grâce au complément indirect « les bêtes à cornes » ‒ qui, interprété comme une périphrase figurée, pourrait évoquer les cocus, si fréquemment moqués dans la tradition populaire. La dénotation réaliste l’emporte finalement sur la métonymie, dans un renversement syntaxique. Le physiologique – le plancher des vaches – prend alors le pas sur le politique : ne nous préoccupons pas de cette histoire de rouge, qui n’est qu’affaire de bêtes, c’est-à-dire bêtises.
Mais en 1968, la lecture de l’affiche ne s’arrête pas au slogan, elle glisse vers son arrière-plan iconique. L’impression de bœufs rouges et blancs, réalisée au pochoir en tissu, donne une texture qui ressemble à du cuir ; ce cuir renvoie évidemment à la peau de l’animal, mais crée aussi un lien implicite entre bovins et humains puisque ses rainures, par l’activation du schème iconique des empreintes digitales, évoquent différentes couleurs de la peau humaine. Ce drôle de troupeau indiscipliné, dont un bovin, en bas à gauche, est marqué non pas au fer (rouge) mais au tampon des ateliers populaires, présente des nuances multiples qui déteignent les unes sur les autres.
L’on comprend mieux la séparation du slogan en deux lignes distinctes : « Bourgeois, croyez-moi, laissons là ces bêtises » semblent déclarer ces multiples Bahorel à cornes, « MAIS méfiez-vous, les multitudes révolutionnaires actuelles sont peut-être bien plus piquantes que votre vieux rouge ! »
Quand j’entends le mot culture, je sors mon CRS

Un slogan peut en cacher un autre. Ici, le « je » de l’énonciation ne renvoie pas à un locuteur révolutionnaire, mais au pouvoir en place, dont les CRS sont le bras armé. Action/réaction : les étudiants, les intellectuels et les artistes s’insurgent ; la force policière charge. Deux segments séparés par une virgule, comme une barricade. Cette phrase se réfère en outre implicitement à une réplique tirée de Schlageter, drame historique de Hanns Johst joué en 1933 pour l’anniversaire de Hitler, auquel il est dédié : « Wenn ich Kultur höre… entsichere ich meinen Browning ». Prêtée à tort au nazi Joseph Goebbels – docteur en littérature devenu ministre de l’éducation du peuple et de la propagande ‒, cette citation est restée dans les mémoires. Pour qui a de la culture, justement, l’allusion est claire : la « compagnie républicaine de sécurité », en servant la répression, agirait comme jadis les soldats de la Waffen-SS. Moins direct que « CRS SS », mais plus insidieux, ce slogan dénonce la violence exercée par l’État… pour mieux atteindre ce dernier.
La volonté générale contre la volonté du Général
L’opposition de deux occurrences du mot volonté, accompagnée l’une de l’adjectif et l’autre du nom général, permet un parallélisme, soulignant l’antithèse décrite par l’aphorisme. Les désirs du Général – il s’agit bien sûr de celui qui est président de la République en 1968 – sont présentés comme contraires à ceux des Français… sauf un. Dans une optique démocratique, c’est évidemment la volonté du plus grand nombre qui doit l’emporter, et le fait pour le détenteur du pouvoir suprême d’être présenté comme le seul à penser ce qu’il pense est immédiatement perçu comme anormal, voire scandaleux. Le slogan est à cet égard d’autant plus efficace qu’il réduit le président de la République à son grade, comme pour accentuer l’opposition entre la démocratie du peuple et l’autoritarisme du militaire. Mais dans la conception la plus courante de la démocratie, c’est par le vote qu’on décèle l’opinion majoritaire. Or le Général de Gaulle a bien été élu : en 1965, au suffrage universel direct avec 54,8 % des voix ! Aux yeux des manifestants, il n’incarne pourtant pas la « volonté générale », qui s’exprime au contraire à travers la longueur des défilés et la solidité des barricades. La différence certes peut être considérable, surtout quand les jeunes de moins 21 ans, si nombreux dans les cortèges, n’ont pas le droit de vote ! Charles de Gaulle en fera d’ailleurs la démonstration par la dissolution de l’Assemblée nationale : les élections anticipées qu’elle suscite donnent la victoire aux gaullistes… En somme, ce slogan résume à lui seul l’opposition classique entre la rue et les urnes.
Tout le pouvoir aux conseils ouvriers (un enragé). Tout le pouvoir aux conseils enragés (un ouvrier).
Ce slogan rappelle le caractère fondamentalement révolutionnaire d’inscriptions trop souvent réduites à la subversion potache d’un mouvement qui peut ainsi être qualifié de « bon enfant ». Les « enragés », formés au début de l’année 1968, empruntent leur nom à ceux de 1789 (voir le témoignage de René Riesel) et leurs mots d’ordre à l’Internationale situationniste. Il s’agit pour eux de « perturber systématiquement l’insupportable ordre des choses, à commencer par l’Université », et en dehors d’elle, l’usine, qu’il faut émanciper des patrons pour y mettre en place l’autogestion. Loin des représentations qui séparent le mouvement ouvrier du mouvement étudiant, ce mot d’ordre exprime l’identité des idées et des intérêts entre révolutionnaires, qu’ils soient travailleurs ou enragés. Les deux segments répétés ne diffèrent en effet que par l’ordre des termes finaux, organisés selon un chiasme qui semble attester de l’interchangeabilité des conseils ouvriers et enragés comme de la solidarité des uns (un enragé) et des autres (un ouvrier). Que les ouvriers s’enragent, et la révolution vaincra !
Je suis marxiste tendance Groucho
Que rêve un slogan sinon d’être « performatif », c’est-à-dire de réaliser immédiatement ce qu’il énonce ? Dans l’ordinaire des discours, les paroles ne se réalisent pas seules et ne se substituent pas aux actes : telle est leur impuissance. Mais elle a pour contrepartie une liberté : elles ne sont pas liées à la réalité.
Dans les énoncés « performatifs », la liberté va au contraire de pair avec la puissance. On peut voir là une quintessence du rêve de Mai 68 : la liberté de dire n’est pas une simple promesse, elle vaut comme accomplissement. C’est un univers de conte où les sésames s’ouvrent quand on leur dit : « Sésame, ouvre-toi ». Le slogan « Je suis marxiste tendance Groucho » en est un modèle.
Il transforme les non-convertis en convertis qu’on peut prêcher grâce des énoncés dialogiques piochés dans les stéréotypes circulant même entre les auditeurs les plus hostiles au marxisme. Tous les soixante-huitards ont-ils Karl Marx comme maître à penser ? Tous les marxistes sont-ils de gauche, voire gauchistes, ou pour le dire familièrement – en abrégeant – gaucho ?
Mais le slogan substitue à « gaucho » « Groucho ». Cette substitution est rendue possible par une paronomase (deux sons d’écart et – ça compte pour un slogan qu’on doit pouvoir brandir sur banderole – deux lettres seulement, toutes les autres étant dans le même ordre). Mais elle l’est aussi par le fait que Karl et Groucho ont fortuitement en commun le patronyme Marx, Groucho Marx étant à la fois le plus connu des Groucho (sinon le seul !) et le plus connu des Marx Brothers. Syllepse ludique, autrement dit calembour. C’est là que le slogan se fait performatif. Pour le comprendre, son destinataire n’a pas d’autre choix que de passer en mode ludique, et faire comme si le marxisme affiché ne devait avoir aucune conséquence sérieuse ; mais aussi et surtout, il se met au diapason des émeutiers tant par ses connaissances (les Marx Brothers) que par ses dispositions (il accepte de plaisanter), exactement ce que cherche cette révolution « bon enfant » : la vie est courte, jetons aux orties le principe de réalité pour favoriser le principe de plaisir, et amusons-nous ensemble !
Si vous ne voulez pas de pépins, évitez le noyautage
Ce slogan, qui semble avoir fleuri sur les murs des amphithéâtres de médecine, s’articule autour d’un jeu de mots : au figuré, pépin (graine de certaines baies, de certains fruits) prend en effet le sens d’« ennui ». Ce jeu de mots s’appuie sur le trait de sens présent dans le terme de botanique noyau (CNRTL), utilisé dans divers contextes au sens métaphorique de « partie compacte se trouvant au centre d’un élément naturel ou artificiel » (par exemple, le noyau d’une cellule). Reprenant l’idée de petitesse et de densité, il peut être employé en contexte social au sens de « petit groupe d’individus », et désigne, compte tenu du caractère fertile du noyau au sens propre, un « petit groupe d’individus à l’origine d’une communauté plus large » (1794), puis un « petit groupe d’individus partageant des idées (très) minoritaires au sein d’une collectivité neutre ou hostile, et tentant éventuellement de les propager » (1844).
Noyautage, dérivé suffixé du verbe noyauter, découle de ce dernier sens : c’est l’action de noyauter, c’est-à-dire d’« introduire clandestinement des éléments isolés dans le but de désorganiser, d’infléchir l’action et éventuellement de prendre le contrôle de » (CNRTL), dont la première attestation écrite connue date du congrès de Tours (1920), mais qui semble remonter au début du 20e siècle.
En d’autres termes, noyautage est synonyme d’entrisme (« tactique adoptée par certaines organisations (syndicat, parti politique) et visant à faire entrer dans une autre organisation certains de leurs membres en vue d’en modifier la pratique et les objectifs », Larousse) moyen d’action théorisé par Trotsky dans les années 1930.
Le slogan renvoie à une préoccupation récurrente des groupes engagés dans la révolution soixante-huitarde : celle de l’infiltration, tantôt prônée pour radicaliser syndicats et partis de gauche, tantôt crainte dès lors qu’elle pouvait être aussi le fait des services secrets. Il sonne ainsi comme un avertissement à l’égard de tous ceux qui seraient tentés par cette stratégie, y compris au sein du mouvement !