Songeurs, Emmanuel Macron et Édouard Philippe cherchent une stratégie à adopter pour le 5 décembre, « jeudi noir » annoncé pour lequel s’accumulent les préavis de grève. C’est l’occasion pour Lefèvre, dessinateur humoristique au Canard enchaîné, de trouver des personnalités politiques qui soient les incarnations des deux propriétés générales de l’attitude envisagée, que le titre du dessin labellise ainsi : le « flou » et le « ferme ». En d’autres termes il propose deux bons candidats à l’antonomase. Mais le décodage de cette figure dans sa version courante (in absentia) nécessite que l’association entre personnages et propriétés soit bien installée dans le discours, autrement dit qu’il y ait une validation dialogique. Or le terreau discursif est propice à l’association : la presse a en effet relevé chez François Hollande, précisément, l’art du flou ; quant à Alain Juppé, il suffit d’un discours rapporté d’une phrase de 1995 qu’il traîne définitivement dans son sillage (« droit dans ses bottes »). La voie est libre pour une antonomase in præsentia. Une personnalité de gauche, une personnalité de droite : l’antithèse politique (la contradiction ?) est nettement épinglée dans ce dessin. On la retrouve dans le titre (flou/ferme). La contradiction serait-elle l’aboutissement nécessaire du « en même temps » ?
Catégorie : Figurez-vous…
Elections 2017 et au-delà : les figures de style en politique
Congelé par L’Express
Emprisonné dans un glaçon, Macron croise les bras en une de L’Express, et une seconde fois à l’intérieur du magazine pour illustrer le dossier « Macron paralysé ». Les deux images sont légèrement différentes : sur la première, le titre « Macron paralysé », en surimpression, lui assure un ancrage. Mais pas à l’intérieur, où il ne fait que jouxter sur la page de droite l’image qui est vue d’abord. La métaphore déploie donc tout son potentiel sémantique (il n’y a pas vraiment polysémie dans la mesure où il n’y a aucune permanence des associations discursives). Dans la langue on trouve « pris dans les glaces », ce qui dit en effet l’impuissance (la « paralysie »), mais pas « pris dans un glaçon ». Ce qui, en image, ajoute au constat d’impuissance un sarcasme : Macron est à la merci de tous, consommable à l’apéritif ou simplement pour rafraîchir un verre. Le voici, lui qui sacrifierait volontiers l’agréable à l’utile, en l’occurrence le plaisir optionnel aux réformes nécessaires, vaincu par la futile douceur de vivre. Et le principal est encore ailleurs : en congelant, on soustrait à la fois à l’évolution et à la corruption. Les glaces conservent la préhistoire et délivrent des mammouths intacts. Le nouveau monde et son chantre sont-ils donc devenus, comme eux, des vestiges du passé ?
Cyniques !
Les pièces à conviction sont réunies, c’est à cela que sert le discours rapporté : tout ce que dit le Macron du dessin, c’est le vrai Macron qui l’a dit avant lui. Il ne l’a pas dit en une seule fois : la synthèse est fictive ; mais les parties sont authentiques et lui composent un éthos préalable négatif et bien étayé (par sept fois il dénigre les Français). Argumentativement, le dessin est un enthymème, autrement dit un syllogisme incomplet. Ici seule la mineure est explicite : un président qui dénigre son peuple n’est pas un bon président (majeure) ; or Macron dénigre son peuple (mineure) ; donc Macron n’est pas un bon président (conclusion). L’avantage de l’implicite, c’est que le dessinateur ne s’engage pas mais que le lecteur tire tout seul la conclusion (évidente) : pas de diffamation soutenable. Il s’agit même d’un argument ad hominem, et plus précisément d’une rétorsion, retour à l’envoyeur d’un argument qu’il ne peut contester sans se désavouer. Dénigrant les Français qu’il préside, Macron est cynique, ce que la presse lui reproche. Il le reproche bien aux Français, non ?
Les derniers de cordée
Bouleversé par un film sur la banlieue, Macron se fait consoler sur les genoux de Brigitte, au centre d’un intérieur clos et bourgeois (rassurant refuge des ors de la République ?) : il a vu des « derniers de cordée » ! Ceux-ci réactualisent par dialogisme la métaphore des « premiers de cordée » par laquelle Emmanuel Macron créditait les élites, en 2017, de la vertu de solidarité, tout en rendant leur existence aussi nécessaire que celle des extrémités d’une chose finie (en l’occurrence une corde). Le dessin y ajoute une erreur bien macronienne, car cette antithèse in absentia entre premiers et derniers reflète l’aveuglement du président : obnubilé par l’esprit d’équipe, il n’aurait pas vu que les misérables dont il est question étaient tout sauf encordés. D’où une syllepse : est désigné le peuple des banlieues (sujet du film, avec les violences policières, que Macron semble ne pas vouloir voir), mais aussi les ouvriers intégrés et bien utiles qui, sauf au cinéma, restent dans l’ombre (autre illusion macronienne). Surtout, le dessin sape la manœuvre de Macron pour renflouer son éthos et se défaire de son étiquette de « président des riches » : s’intéresser aux derniers de cordée, c’est témoigner à la fois d’arétè (« vertu » – en l’occurrence la fibre démocrate de la non-discrimination) et d’eunoia (« bienveillance » – en l’occurrence une tendance à la compassion). Mais pour le Canard on ne se refait pas : si Macron a été ému, eh bien c’est parce qu’il a horreur des pauvres et qu’il n’a pas pu se préserver par son habituel déni.
“Le lièvre a buté sur l’obstacle : on enfourche la tortue.”
Laurent Joffrin, Éditorial du 19 novembre 2019
Comme beaucoup d’autres en ce moment, Laurent Joffrin plaisante le ralentissement macronien : ce président qui, en début de quinquennat, allait faire la démonstration de sa célérité, qualité qui jusque-là avait manqué aux autres, subitement ralentit le rythme de ses réformes, voire les met au point mort, devant la grogne sociale annoncée : ce risque de révolte, c’est l’obstacle contre lequel bute le lièvre. On a en regard deux classiques métaphores : lièvre ou tortue, le trajet spatial et la rapidité avec lequel l’un ou l’autre l’accomplit figurent l’ensemble des projets présidentiels et l’efficacité que l’on peut constater dans leur mise en œuvre ; efficacité qui se traduit aussi, comme dans le phore ou comparant (lièvre, tortue, course), par un degré de vitesse. Ce lièvre et cette tortue génériques, Joffrin peut les supposer connus (il emploie les déterminants singuliers définis « le » et « la ») : tout le monde voit que ce sont ceux de La Fontaine, lequel les a empruntés à Ésope ; ils affichent ainsi une longue généalogie dialogique et un statut enviable de repère partagé pour représenter deux extrêmes, célérité et lenteur. C’en sont d’ailleurs des stéréotypes, car pour l’argumentation on s’en tient là, sans plus examiner ce qu’écrit La Fontaine (chez lui c’est la tortue qui gagne). Or Joffrin montre un Macron qui abandonne le lièvre et se replie sur la tortue, qu’il « enfourche » : oxymore sarcastique. Il y a en effet un monde entre ce que le terme d’« enfourcher » suggère de résolu et d’audacieux d’une part, et la placidité et l’inoffensivité prêtées aux tortues d’autre part. De là à suggérer que Macron émet des signes de dynamisme quand la réalité démontre tout l’inverse…
Est-ce la revanche de « Pépère » sur « Brutus » ?
Frédéric Says, « Billet politique », France Culture, 13 novembre 2019
Rétrogradé de « Brutus » à « Pépère » dans cette question de Frédéric Says, Emmanuel Macron a radicalement changé d’éthos – c’est ce que dit du moins cet oxymore complexe. Le premier membre de l’antithèse est une antonomase : en utilisant son nom comme celui d’une catégorie, cette figure extrait d’un personnage célèbre les propriétés qui s’appliquent à un personnage du présent. On connaît les mots qu’adresse traditionnellement César à son assassin, Brutus : tu quoque, filii (ou plutôt kai su, paidon, car les élites romaines parlaient grec). François Hollande n’a rien dit à son fils métaphorique, mais celui-ci a fait dissidence et s’est présenté contre lui : autre métaphore, du meurtre pour l’indépendance politique, présentée non comme une autonomie salutaire mais comme une infidélité ingrate. Et en monnaie de sa pièce, voilà à présent l’ingrat vieilli, empâté, confit : c’est ce que dit la réduplication expressive de « pépère », qui – c’est sa motivation – commence par stagner (de « pé » à « pé »). « Pépère » est l’exact contraire d’une antonomase : devenue par aptonymie le nom d’un personnage de Gotlib (Pervers Pépère), c’est d’abord un nom commun et une catégorie ordinaire qui conviendrait on ne peut mieux à Emmanuel Macron, lequel ne mériterait pas mieux que le tout venant. Et, comme le montre la majuscule dans la version écrite de ce billet disponible sur le site de France Culture, ce tout venant lui va comme un gant puisque ce nom commun est devenu son surnom.
Gaïd Sala vous voit
Dessin de Plantu, Le Monde, 5 novembre 2019
On ne voit que lui : Ahmed Gaïd Salah, seul maître à bord dans la politique algérienne depuis l’éviction d’Abdelaziz Bouteflika ; mais eux ne le voient pas. À l’avant-plan, tournant le dos à celui qui les surveille, les manifestants dérisoirement minuscules – par rapport à lui – protestent dans un monde de symboles : affiche de Gaïd Salah qu’ils ont tout juste pu écorner et décoller à demi, drapeau de l’Algérie. À l’arrière-plan, deux fois plus grand que son affiche déjà monumentale, moins embusqué qu’omniprésent, les guette en chair et en os Gaïd Salah lui-même derrière ses lunettes rouges (qui, par métonymie puis métaphore, lui donnent des yeux de vampire). Mais le dessin est surtout original dans sa métonymie du signe : d’ordinaire, on a soit le portrait, soit le sujet du portrait. Or ici la métonymie est in præsentia : l’affiche représentant Gaïd Salah coexiste dans le dessin avec Gaïd Salah lui-même. Le combat symbolique de la manifestation apparaît alors manifestement perdu d’avance. Le gigantesque Gaïd Salah – il y a une forme d’antanaclase visuelle dans sa dilatation – ne fera qu’une bouchée de ses opposants, qui peinent à déchirer le portrait, et seront bientôt rattrapés par le réel.
Réforme de la retraite, ou retraite de la réforme ?
Laurent Joffrin, Libération, éditorial du 4 novembre 2019
La rhétorique est particulièrement efficace quand le discours manifeste l’idée que les figures façonnent. La question posée par Laurent Joffrin en tête de son éditorial du 4 novembre est une réversion (dite parfois antimétabole malgré le changement de sens des mots) qui s’affiche. Elle accumule déjà (comme toutes les réversions) des procédés voyants : anadiplose, identité de la fin du premier membre et du début du second ; épanadiplose, identité du début du premier membre et de la fin du second; le tout produisant un chiasme lexical (structure alternant les éléments A et B dans l’ordre ABBA). En outre elle se double ici d’une antanaclase, « retraite » n’ayant pas le même sens dans les deux occurrences. La seconde bénéficie de la parenté avec « retrait », terme qu’on aurait plutôt attendu si Laurent Joffrin avait renoncé à son bon mot. Et comme le retrait est une forme de capitulation, on ne rechigne pas à donner à « retraite » son sens militaire, d’autant plus que le nom LREM, « La République En Marche », favorise ce genre d’assimilation entre programme gouvernemental et image d’une volonté décidée et conquérante tournée vers l’avenir. Or voilà, avec la réversion, ladite marche est visiblement, dès les premiers mots délivrés et « en même temps » bien sûr, une marche en avant se transformant en marche à reculons…
Cincinnatus version Saône-et-Loire
Frédéric Says, Billet politique, France Culture, 20.09.2019
En 2017, Xavier Bertrand a quitté Les Républicains ; il se contente aujourd’hui de présider le Conseil régional de son fief picard. Frédéric Says en connaît un autre qui déjà, mutatis mutandis comme pour toute antonomase, a tourné le dos au national pour lui préférer le régional (et même, dans son cas, le départemental) : Arnaud Montebourg, parti soigner ses abeilles et produire du miel. Ce que Frédéric Says commente en une antonomase corrigée : « Le boulot d’entrepreneur au plus près de la vie concrète, en Cincinnatus version Saône-et-Loire, l’ancien général romain parti labourer ses champs ». Pourquoi préciser cette différence ? Parmi toutes les propriétés qui distinguent Arnaud Montebourg de Cincinnatus (l’époque, le métier, etc.), Frédéric Says en choisit une : le lieu. Plus précisément le terroir : c’est envisager Montebourg au niveau non d’un État (la France) mais d’un département (la Saône-et-Loire), et cette correction réduit la portée de la possible opération politique de Bertrand, qui serait lui aussi un « Cincinnatus au petit pied ». On se retrouve en tout cas avec deux petits Cincinnatus version terroir, diamétralement opposés en politique, mais qu’importe, et rien de nouveau sous le soleil.
« Waouh, oui, oui, ouah, ouah, ouaf, ouaf »
Libération, 26 mai 2019
Le 26 mai 2019, Laurent Joffrin file le [wa] : dans l’inversion de la courbe du chômage, il détecte la recherche de l’« effet waouh » par un Emmanuel Macron sûr de l’« effet oui, oui » que cela produira sur ses soutiens face à l’effet « ouah, ouah » que cela produira sur l’opposition, et préservé par son sérieux de l’« effet ouaf, ouaf » : isotopie phonétique donc – et plus précisément double isotopie, l’une majoritaire, avec des mots monosyllabiques en [wa] et l’autre des mots monosyllabiques en [w], grâce à l’annexion du monosyllabe oui. Dans tous les cas, « effet » est construit avec une épithète non adjectivale, construction qui signale une activité communicante (elle relève d’un parler purement marketing affichant une expression synthétique censée faire mouche) efficace mais au fond bien superficielle. Dans tous les cas également, le sens est saisi par dialogisme : waouh, c’est l’expression anglophone – donc bien moderne – de l’admiration béate, d’où l’évaluation positive qui affecte par présupposition les résultats macroniens ; oui, oui, c’est le béni-oui-oui de l’obéissance aveugle des marcheurs ; ouah, ouah, ce n’est rien d’autre qu’une agressivité de chien qui pénalise par métaphore implicite l’opposition telle que Macron, selon Laurent Joffrin, la voit ; et enfin ouaf, ouaf, c’est la caricature quasi conventionnelle d’un rire moqueur (le ridicule tue). La paronomase qui unit ad hoc en paradigme discursif ces réactions opposées à une réussite macronienne les soude en une seule réalité anticipée, comme s’il y avait à la source une seule manœuvre intrinsèquement conçue comme une opération liée à la communication et que l’action, dans la perspective macronienne, était congénitalement liée à sa promotion et à sa défense sur la scène publique.
Crédits photo : BALTEL/SIPA