par Michelle Lecolle
En ce mois de juin 2020, aux États-Unis, le décès, par étranglement au sol par un policier, d’un homme noir de 46 ans, George Floyd, réanime avec force les mouvements de protestation contre les violences policières, en particulier à l’égard des populations noires. Les réactions gagnent le monde entier, et trouvent un écho en France, où cette actualité ravive tout à la fois la question du racisme et des discriminations et celle des violences policières[1].
Poussée par l’actualité de manifestations presque quotidiennes, aux États-Unis et en France, cette expression est devenue courante, à tel point qu’elle sert, pour la presse, à délimiter un « sujet », comme le montre le titre :
(1) VIOLENCES POLICIÈRES Deux policiers lourdement condamnés pour avoir roué de coups un adolescent dans les quartiers Nord de Marseille étaient jusqu’ici toujours en exercice, comme l’avait révélé 20 Minutes (20 minutes, 11/06/2020)
La soudaineté avec laquelle l’expression s’est imposée étonne les observateurs[2], tant ils ont été habitués à ce que, même si elle n’est pas nouvelle, elle soit généralement évitée, contournée, employée entre guillemets à l’écrit. En effet, depuis le début du mouvement des Gilets jaunes en novembre 2018, des violences à l’égard de manifestants et même de journalistes ont été largement documentées par de nombreuses vidéos circulant sur les réseaux sociaux – relayées systématiquement par le journaliste David Dufresne, parmi d’autres –, sans jamais être officialisées dans les médias majoritaires et jamais, ou presque, nommées sans réserves et précautions ; elles sont même niées par les hommes politiques au pouvoir – du ministre de l’Intérieur au Président de la République.
Beaucoup a été dit sur cette histoire récente, notamment celle des mouvements de Gilets jaunes, mais aussi à propos de différentes pratiques policières antérieures[3]. Mais on s’en tiendra ici au langage, aux mots employés et à la manière dont ils le sont.
Du point de vue linguistique et dans son contexte socio-historique l’expression est vue comme problématique, d’une part à cause des mots eux-mêmes et de leur signification – violences policières n’est-il pas un oxymore, les policiers devant être les garants de la paix ? –, d’autre part du point de vue de son rapport au réel. Ce qu’on peut aborder de la manière suivante, en trois points :
- Les violences policières existent-elles ? autrement dit, l’expression correspond-elle à une réalité ?
- L’expression est-elle appropriée pour dénommer les réalités observées ?
- Quel est son sens ?
On notera que ces questions sont intriquées : la troisième est alimentée par les deux autres, mais rétroagit aussi sur elles, dans la mesure où l’adéquation entre mots et monde dépend de ce que l’on perçoit de celui-ci, mais aussi repose sur les représentations que les mots employés façonnent. Ces questions se posent dans la mesure où la « réalité » (supposée) correspondant à violences policières n’est pas simple et immédiate, mais composite, fondée sur de multiples événements qu’on doit relier en postulant leur analogie pour pouvoir les additionner, et dont on peut discuter les causalités.
Les violences policières existent-elles ?
Mettons provisoirement de côté la question des mots eux-mêmes, et concentrons-nous sur celle de l’existence même de la réalité dénommée, et de la manière de dire cette existence.
Cette question est traitée en linguistique dans ce qu’on appelle la « présupposition d’existence[4] » : parler de violences policières, en employant un article défini, comme en (2) ou en (4), sans article comme en (3), et a fortiori dans un titre comme (1), c’est présupposer l’existence de ces violences policières, c’est-à-dire l’envisager comme évidente, et non une question à débattre.
(2) […] une grogne populaire contre les violences policières qui n’en finit plus d’enfler (Arrêt sur Images, juin 2020)
(3) Marseille : Suspension des deux policiers condamnés pour violences policières (20 minutes, 11/06/2020)
(4) Une tribune dénonce « l’impunité des violences policières » (Le Figaro, 2/02/2020)
Et c’est bien ce qui constitue une part de la controverse, lorsque certains acteurs du monde politique, des syndicats policiers ou des médias occultent ou nient explicitement cette existence, comme dans cet extrait :
(5) « “C’est un mensonge C’est un mensonge” : le président des Républicains, Christian Jacob, nie l’existence des violences policières en France » (France Info, 7/06/2020)
Les mots sont-ils adaptés ?
Mais on ne peut décemment nier que des personnes ont été frappées, blessées, et peut-être même tuées par des policiers ou des gendarmes. Dès lors, l’acceptation (ou non) de l’existence d’une réalité dont la dénomination incontestable serait violences policières est subordonnée au fait d’accepter les mots comme adaptés à cette réalité. Or, il existe, dans la parole « officielle », des dénominations concurrentes, telles que bavure policière (utilisée par l’avocat des policiers responsables du décès du livreur Cédric Chouviat, mort en janvier 2020), sans parler de termes comme erreur… Il s’agit là de signifier que le drame évoqué et surtout ses responsabilités ne relèvent que d’un accident, lui-même isolé et conjoncturel. Dans ce cas, une variante consiste à argumenter la réponse proportionnée, et, par exemple, l’agressivité de la victime lors d’un contrôle ou d’une interpellation : la violence du policier est alors réputée légale[5] ; l’argument est parfois répété à l’envi dans sa version médiatique. Une autre variante, portant cette fois sur les agents, consiste à reconnaître la disproportion de leur action (qu’il s’agisse de racisme ou de violence ou de violence raciste…), mais de la rapporter à « quelques brebis galeuses ». Dans tous les cas, la conséquence est que la violence, ou son extension, voire sa systématicité sont en quelque sorte minorées.
Une autre argumentation a été fournie par les ministres, et notamment par le secrétaire d’État Laurent Nunez à diverses occasions, comme il est rapporté dans l’extrait suivant (au lendemain du décès de Cédric Chouviat) ; l’existence de la violence n’y est pas réfutée, mais dite légitime, parce que légale :
(6) Laurent Nunez a répondu ce jeudi aux accusations de violences de la police, dirigées depuis plusieurs mois contre les forces de l’ordre. Le secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur refuse le terme « violences policières » mais lui préfère celui de « violence légale », selon BFMTV.
Pour lui, il est nécessaire de « réfuter ce terme de violences policières, parce qu’il laisse à penser qu’il y a un système organisé qui voudrait que la police soit répressive pour faire taire une contestation », a-t-il déclaré lors de son interview sur BFMTV. « Les policiers, évidemment, ne sont pas violents. La violence de l’État, c’est une violence qui est légitime, c’est-à-dire qu’elle est très encadrée. (…) C’est ce qu’on appelle la violence légale », a poursuivi l’ancien patron de la DGSI. (20 minutes, 23/01/2020)
Et dans cette prise de parole à l’Assemblée Nationale, le 9 juin 2020 :
(7) Non, la police n’est pas violente. La police exerce une violence légitime.
En réalité, en reprenant les mots de violence légitime – au lieu, par exemple, de force légitime, celle qui est encadrée, pour une police républicaine, par les nécessités du maintien de la paix dans l’espace public –, ce raisonnement quelque peu laborieux ne réfute pas du tout l’existence d’une violence, et même une violence non isolée dont le bras armé serait celui des policiers, mais il la rapporte à l’État : cela revient à avouer un choix réel.
Venons-en aux mots mêmes.
Violences policières : violences de la police ? Violences des policiers ?
Chacun des deux mots de l’expression violences policières mérite commentaire. À cela, s’ajoute la relation entre le nom et l’adjectif ; enfin, il faut remarquer le pluriel : l’expression est, dans les faits, invariable.
- Violence
Le dictionnaire TLFi[6] propose plusieurs acceptions du mot violence. Celle qui parait la plus proche de notre cas est celle-ci :
« (généralement au pluriel) Acte(s) d’agression commis volontairement à l’encontre d’autrui, sur son corps ou sur ses biens. Violences sexuelles ».
Elle présente violence comme un acte, et prend en compte la possibilité et même la probabilité de répétition de cet acte. Par ailleurs, elle en mentionne le caractère volontaire. D’où la question : de quelle volonté s’agit-il ? De qui est cette volonté ?
Mais envisageons un instant le singulier violence policière. Dans ce cas, l’acception la plus adaptée est celle qui repose sur la dérivation de violent à violence, et qui parle de « disposition, de comportement » :
« Disposition d’un être humain à exprimer brutalement ses sentiments ; le comportement qui la manifeste. »
Recourir publiquement à l’expression violence policière au singulier reviendrait alors, dans une première interprétation, à adhérer à une sorte d’hypothèse essentialiste consistant à rapporter intrinsèquement aux policiers une manière d’être. Cette option paraît difficile . Mais l’expression peut être employée au singulier en envisageant cette fois la violence, non pas des personnes (les policiers), mais de l’institution, comme instrument de l’État.
- Violences policières
Au sein de l’expression, l’adjectif policières est à envisager comme un « adjectif relationnel, de relation » (voir Bartning et Noailly 1993, Krieg-Planque 2002, Roché 2006) : dans ce cas, l’adjectif exprime une relation avec le nom dont il est dérivé (historique = « relatif à l’histoire », scientifique = « relatif à la science », public = « relatif au public »). Dans ce sens, il ne dit rien de plus que le nom correspondant, mais sous forme adjectivale. Nous voilà donc ramenés au nom. Mais dans le cas de policier, deux noms sont possibles : police et policier, ce qui donne les « traductions » suivantes (en tenant compte du pluriel) :
a. « Relatif à la police », ce qu’on peut traduire ici par « (violence) de la police »
b. « Relatif aux policiers », ce qu’on peut traduire ici par « (violence) des policiers » (« de + les policiers »)
c. « Relatif à des policiers », ce qu’on peut traduire par « (violence) de policiers » (de certains policiers).
Dans le cas a), il s’agit de rapporter les violences à la fois à l’institution « police » et à l’ensemble des policiers, puisque, à l’instar du nom armée, police est un nom collectif institutionnel (Lecolle 2019), c’est-à-dire un nom désignant un ensemble de personnes (ici, les policiers), mais aussi une institution, entité se situant par son rôle politique, administratif au sein d’une institution englobante (ici, l’État français).
Comme Nunez dans la première partie de l’extrait cité en (6) (éléments de langage obligent !), c’est bien ce que réfute la ministre de la justice, en niant la possibilité d’un choix délibéré et organisé :
(8) Sur France Inter, Nicole Belloubet expliquait donc lundi que, selon elle “le terme violences policières caractéris[ait] une volonté de l’Etat, sciemment pensée”. “Je crois que nous ne sommes pas du tout dans ce cadre-là”, insistait-elle, convenant cependant que certains faits n’étaient “pas acceptables” et devaient “être sanctionnés”. (Marianne, 23/01/2020)
Le cas b) serait celui où l’ensemble des policiers serait engagé – interprétation qui, dans sa brutalité, parait impossible à assumer.
Le cas c), en faisant porter la responsabilité sur certains policiers seulement, nous ramène aux « brebis galeuses ». Mais, comme pour le cas b), l’interprétation n’exonère pas (ou ne devrait pas exonérer) l’institution de la responsabilité qui est la sienne.
De fait, l’expression violences policières permet justement de ne pas trancher entre ces trois interprétations. Dès lors, on voit bien pourquoi elle ne peut être acceptée par le gouvernement, les dirigeants de la police et les syndicats policiers : indépendamment de la vérité même, pour des raisons politiques, ils ne peuvent (ou ne pensent pouvoir) avouer ni la responsabilité de l’institution ni celle de tout ou partie de ses agents – excepté dans les cas exceptionnels. Cela reviendrait à assumer le glissement – d’ailleurs pointé par certains observateurs – des violences policières à la violence politique.
En définitive, l’emploi ou la réfutation de l’expression relève d’un acte de langage : celui de dire publiquement une réalité, de la qualifier. L’enjeu est donc bien ici la performativité – la capacité d’action – de la formule[7]. Dans cette bataille des mots, parole contre parole, imposer l’expression c’est imposer une vision de la réalité, et peut-être changer celle-ci.
Bibliographie
Bartning Inge et Noailly Michèle (1993). « Du relationnel au qualificatif : flux et reflux », L’Information grammaticale 58, p. 27-32.
Ducrot Oswald (1998). Dire et ne pas dire, Paris, Hermann.
Kerbrat-Orecchioni Catherine (2002). « Présupposé, Présupposition », in Charaudeau P. et Maingueneau D., Dictionnaire d’analyse du discours, Paris, Seuil, p. 467-469.
Krieg Alice (2002). « L’adjectif “ethnique” entre langue et discours. Ambiguïté relationnelle et sous-détermination énonciative des adjectifs dénominaux ». Revue de Sémantique et Pragmatique 11, p. 103-121.
Krieg-Planque Alice (2009), La notion de « formule » en analyse du discours, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté.
Krieg-Planque Alice (2012), Analyser les discours institutionnels, Paris, Armand Colin.
Lecolle Michelle (2019). Les noms collectifs humains en français. Enjeux sémantiques, lexicaux et discursifs, Limoges, Lambert Lucas.
Roché Michel (2006). « Comment les adjectifs sont sémantiquement construits », Cahiers de Grammaire,30, p. 373-387.
Tzutzuiano Catherine (2017). « L’usage des armes par les forces de l’ordre. De la légitime défense… à la légitime défense en passant par l’autorisation de la loi », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé (N° 4), p. 699-712. https://www.cairn.info/revue-de-science-criminelle-et-de-droit-penal-compare-2017-4-page-699.htm#re2no2 (consulté le 17 juin 2020).
Dictionnaires consultés
ATILF, CNRS. Le Trésor de la Langue Française Informatisé (TLFi). [en ligne] http://atilf.atilf.fr/tlf.htm
[1] Ceux qui utilisent l’expression englobent sous ce terme les violences jugées démesurées à l’égard de manifestants en groupe ou d’individus isolés, pendant ou après des manifestations, ou encore lors de contrôles de police, et notamment dans certains quartiers populaires pendant la période du confinement (mars-mai 2020). Pour ne parler que des cas les plus nets, il peut s’agir de tirs de LBD (Lanceurs de balles de défense), d’emploi de grenades GLIF4 (grenade dégageant du gaz lacrymogène, et contenant notamment du TNT), de matraquage, de courses poursuites menaçantes, d’agression avec des chiens, d’interpellations dites « musclées » dont certaines ont entraîné la mort de la personne interpellée.
[2] Voir notamment sur France Culture le 10 juin 2020 la réaction du journaliste David Dufresne, interviewé dans l’édition du matin, introduite par la question : « Comment expliquer l’ampleur des mobilisations contre les violences policières ? » https://www.franceculture.fr/emissions/la-question-du-jour/comment-expliquer-lampleur-des-mobilisations-contre-les-violences-policieres (consulté le 12/06/2020).
[3] Il existe une notice Wikipédia « Violence policière » depuis juin 2008, abondamment modifiée en juin 2020. Voir aussi le rapport d’ACAT (Action des Chrétiens pour l’abolition de la torture) « Rapport “Maintien de l’ordre : à quel prix ?” », publié le 11 mars 2020 : https://www.acatfrance.fr/rapport/lordre-a-quel-prix (consulté le 12/06/2020). De son côté, Amnesty International a publié plusieurs communiqués, dont un en mars 2020 intitulé « Enquête : Violences policières et impunité en France : nous alertons les autorités depuis plus de 10 ans » : https://www.amnesty.fr/actualites/violences-policieres-et-impunite-en-france (consulté le 12/06/2020). En réalité, de nombreux articles de presse et de chercheurs jalonnaient déjà l’histoire française récente, au moins depuis les répressions dans la ZAD de Notre-Dame des Landes et la mort de Rémi Fraisse, jeune manifestant tué par une grenade offensive le 25 octobre 2014 à Sivens (Tarn). Voir notamment l’article de Médiapart du 10/06/2016, éloquemment titré : « Violences policières : ouvrez les yeux ! ». Sans prétendre à l’exhaustivité (loin de là), il y aurait lieu de mentionner également les pratiques policières à l’égard des réfugiés et parfois des bénévoles de soutien à ceux-ci, à Calais notamment (voir un article du Parisien du 23/04/2020 https://www.leparisien.fr/faits-divers/calais-cinq-migrants-portent-plainte-contre-des-crs-pour-violences-policieres-23-04-2020-8304873.php et un reportage de France 3 du 10/06/2020 https://france3-regions.francetvinfo.fr/hauts-de-france/pas-calais/calais/calais-policiers-renvoyes-correctionnelle-faux-violences-benevole-britannique-1839538.html – références consultées le 16/06/2020).
[4] Ducrot (1998), Kerbrat-Orecchionni (2002), Krieg-Planque (2012).
[5] Voir les dispositions de la loi n° 2017-258 du 28 février 2017, rapportées et analysées dans Tzutzuiano (2017).
[6] http://atilf.atilf.fr/tlf.htm
[7] Au sens dégagé par Krieg-Planque 2009, c’est-à-dire une expression figée, circulante, et présentant un caractère polémique dans les discours publics.