On reconnaît dans ce quatuor, sorte de microsystème structural – les conditions nécessaires et suffisantes à l’identification y sont différentielles, ce qui autorise des prédications nouvelles –, Christiane Taubira, entre autres à son air toujours sévère, Yannick Jacot sans autre vraie caractéristique qu’un nez discrètement tubéreux, Jean-Luc Mélenchon à des lunettes laissant voir des yeux agrandis, peut-être même « illuminés » (métaphore et hypallage pour un trait de caractère dont il serait doté), Anne Hidalgo plutôt « neutre » (il est possible que le dessin la voie fade) et assurément mécontente de quelque chose. Mais ce dessin présente surtout, par une mise en scène polyphonique, l’entre-soi d’une gauche qui serait inattentive à tout ce qui n’est pas elle, deux points de vue antithétiques étant représentés : d’une part celui de la gauche, porté par le discours attribué à Jean-Luc Mélenchon qui se félicite via une métaphore diagrammatique courante (« c’est moi le plus haut » : la position occupée sur l’axe de la verticalité représente un classement sur l’axe des avantages et des handicaps) ; et d’autre part celui du dessinateur et du lecteur : les icônes abstraites (trait matérialisant les positions antérieurement occupées par les personnages) font de l’image l’illustration d’une métaphore linguistique, également diagrammatique, à vrai dire la même, que le lexique a figée : ils sont « en chute libre », et quelle que soit la position qu’ils occupent par rapport aux autres, ils arriveront toujours plus bas.
Auteur/autrice : Hugues Constantin de Chanay
« Vous resterez le Président de l’inaction climatique »
(Yannick Jadot devant le Parlement européen, 10 janvier 2022)
Ainsi Yannick Jadot a-t-il qualifié Emmanuel Macron, et si ses mots se donnent comme faisant mouche, c’est qu’intervient en amont une maxime interprétative dite de pertinence (tout discours est crédité d’opportunité) : innombrables sont en effet les inactions que l’on peut reprocher à quelqu’un ; mais une inaction pertinente suppose par antithèse implicite une action qu’il aurait été urgent d’accomplir et qui ne l’est pas. Il s’agit en l’occurrence de la lutte contre le changement climatique, terrain où l’on attend l’expertise de l’écologiste qu’est Yannick Jadot, lequel atteste par là de l’éthos que l’on attend de lui, non seulement par la phronèsis (compétence) mais aussi par l’arétè (vertu – double ici : d’à-propos et de courage d’affronter une réalité effrayante). Exploitant dans ce bilan négatif la capacité du discours à référer à ce qui n’existe pas, telle l’inaction pointée ici, Yannick Jadot illustre ainsi, en ces temps de présidentielle imminente, que le discours seul peut, en l’espèce en creux et par une autre antithèse sous-entendue (moi, ce président, je ne le serai pas !), dessiner un programme : parler de ce qui n’existe pas encore.
« Réinventer l’interview Potemkine »
Par antonomase (utiliser un nom propre non pour renvoyer à un individu mais à la propriété dont il est l’exemple type), le nom du 1er ministre russe Grigori Potemkine évoque l’imposture, à travers une métonymie et une métaphore : son nom est resté attaché à la construction de façades de carton-pâte pour masquer aux yeux de l’impératrice Catherine II, en visite, le délabrement de la Crimée réelle et cachée ; et il est étendu à toute dissimulation analogue – on peut penser qu’il l’abusa facilement, voire avec son inconscient consentement : ils furent amants heureux. Le discours d’Emmanuel Macron serait donc un trompe-l’œil, le président mettant ses pas selon Olivier Faure dans ceux d’un premier inventeur, sans doute Nicolas Sarkozy évoqué (par dialogisme) quand E. Macron affirme : « J’ai appris, j’ai changé » – énoncé qui combine les confessions sarkoziennes de 2007 (“j’ai changé”) et de 2012 (“j’ai appris”).… Mais il n’est pas sûr, semble-t-il dire aussi (et Nicolas Sarkozy n’est pas un précédent encourageant), que le peuple français vive avec Emmanuel Macron une idylle aussi heureuse que l’éponyme avec sa protectrice, prête à le suivre sur le terrain de la séduction…
« Mais à un moment donné, la France c’est le foie gras »

(Valérie Pécresse le 12 décembre 2021 sur France 3)
Si cette phrase a été immédiatement moquée c’est parce que deux chaînes métonymiques s’affrontent : l’une, traditionnelle, que Valérie Pécresse explicite, des objets ou pratiques réputés préalablement emblématiques de la France dans un prédiscours qui forme un réservoir dialogique collectif ; l’autre, laissée implicite, qui intègre la France à un univers non mémorisé et peut-être plus actuel, fait d’égalité entre les sexes, de tolérance vis-à-vis de toute croyance et de respect de la biodiversité – en fait d’univers traditionnel c’est un véritable cliché de la francité que promeut la candidate : outre le foie gras, il y a aussi le sapin de Noël, miss France et le Tour de France, tous objets polémiques (le foie gras comme indifférence aux souffrances animales, le sapin de Noël comme référence religieuse dans une république laïque, le concours et la course comme machistes au pays de l’égalité). Les brandir, ce n’est pas seulement cibler la France mais surtout, par une autre métonymie établie par le souvenir de débats récents, affirmer une position politique. Les métonymies, réputées tropes référentiels (elles exploiteraient sans médiation nos connaissances sur l’univers), exploitent sans surprise une conception du monde plutôt que le monde lui-même ; celles de Valérie Pécresse, rien moins que neutre, sont sans doute délibérément « conservatrices ». Ainsi en se présentant innocemment comme énonçant un réel tout simple, les discours de campagne, en un rêve de performativité, cherchent-ils plutôt à l’instaurer.
« Les non-vaccinés, j’ai très envie de les emmerder »

Emmanuel Macron, Le Parisien, 4 janvier 2022
L’analyse de Hugues de Chanay
Haro sur les non-vaccinés, via une métaphore analogique (identité de propriétés entre deux réalités) et homologique (identité de relations entre deux scènes) : d’un côté, les matières fécales, indésirables, sont les toxines rejetées par un organisme (base analogique) qui souillent et altèrent désagréablement ce qu’elles touchent (base homologique) ; de l’autre, on va imposer aux non-vaccinés des restrictions sévères, donc des emmerdes (par exemple le passe vaccinal – le vaccin serait-il alors une emmerde ? – analogie) qui leur rendront la vie difficile (homologie).
Mais l’énoncé est étonnant dans la bouche d’un président.
D’abord les décisions sont justifiées non par leur caractère raisonnable mais « expressivement », pour leur capacité à assouvir le désir d’un individu (« j’ai très envie »).
Le président y prend la posture d’un « Français moyen » qu’il réduit à un stéréotype familier, populaire, si ce n’est vulgaire, capable d’employer le mot « emmerder » – non seulement ce n’est guère fédérateur, mais ces équivalences n’indiquent guère de considération. Les médias étrangers ont des difficultés à trouver, entre l’affadissement (euphémismes usuels) et la transgression (qui suppose de leur part d’adopter, et peut-être du même coup d’approuver, la même audace qu’Emmanuel Macron) comment traduire ce verbe lourdement connoté.
Enfin il manifeste une antithèse entre l’éthos attendu (celui d’un président) et celui qui est réalisé, c’est-à-dire plutôt, selon les commentateurs, un éthos de candidat, qui non seulement n’aurait pas « peur des mots », mais chercherait à produire une parole qui, à défaut peut-être d’être « disruptive », tranche et sera commentée. La seule chose sûre c’est que si cette parole autorise ce registre de discours aux arguments de campagne – et c’est sans doute dans le style qu’on trouve la plus convaincante performativité de la parole : porte ouverte au langage « vulgaire » (dit la BBC), il faut s’attendre à avoir des réactions du même acabit.
L’analyse de Pierre Fiala
C’était bien une insulte politique, proférée par le président devant des lecteurs du Parisien libéré.
Emmerder est une trivialité, une grossière courante dans tous les milieux, qui peut surprendre un peu chez un responsable gouvernemental, mais c’est aussi et surtout une figure d’insulte violente, malgré les modulations. Derrière la grossièreté de façade du quasi candidat Macron (n’est pas Sarkozy qui veut), en campagne depuis l’automne 2021, se cachait bien une volonté d’injurier et de provoquer, qui s’est en fait substituée dans l’espace public aux vœux rituels du début de l’année électorale 2022.
Emmerder c’est gêner, ennuyer, disent les dictionnaires. Mais dans l’énoncé à la première personne du présent de l’indicatif, “Je vous emmerde”, il s’agit de l’emploi appelé délocutif par Émile Benveniste (PLG I, Hommage à Spitzer, qui ne cite toutefois pas ce verbe) qui signifie alors formellement « Je vous dis merde ». De la même façon que dire Je vous salue signifie : « Je vous dis salut », ou « je vous remercie » signifie « je vous dis merci », comme aussi Je vous maudis, ou d’autres verbes moins délocutifs, mais à coup sûr performatifs, anathématiser, pardonner, condamner, voire aimer.
Cet emploi constitue en effet, comme on sait, un énoncé performatif, un acte de langage, qui est bien une insulte en l’occurrence, où l’énonciateur est l’insultant, l’énonciataire l’insulté, dans une situation formelle, qui se trouve ainsi transformée. Vous pouvez dire sans risque majeur à un douanier qu’il vous emmerde, mais n’allez pas lui dire que vous l’emmerder… Ainsi le président en campagne ne dit pas tant qu’il veut gêner, ennuyer la minorité des non vaccinés (ce qu’il a fait par ailleurs ostensiblement), voire la couvrir d’excrément ( ce qu’il ne fait pas, même métaphoriquement), il dit simplement qu’il souhaite lui dire merde, et lui faire ainsi injure de ne pas obéir à son autorité. Cela rappelle d’autres bravades du quinquennat. Il semble toutefois que l’effet perlocutoire, comme disait Strawson, est resté limité dans ce cas, tant les médias et les commentateurs autorisés se sont efforcés d’en amoindrir les effets politiques et sociaux.
Cambronne eut devant la défaite, on le dit, davantage de panache, là c’est plutôt la provocation arrogante qui frappe.
« Au moins elle a un prénom bien français »
Le 30 novembre 2021 au journal de 20 h de TF1, face à Gilles Bouleau, à propos de Joséphine Baker tout juste entrée au Panthéon, Éric Zemmour déclare : « Joséphine Baker avait un prénom français » (rappelons au passage que plus de 300 000 Américaines ont été prénommées « Joséphine » depuis 1880). On peut y déceler divers sous-entendus en vertu de la maxime de pertinence (celle-ci reconnaît que les formulations littérales ont un but et fonde des implicatures ou inférences conversationnelles), notamment celui-ci : étrangère (ce qui est faux, puisqu’elle est devenue française en 1937), elle se serait quand même adaptée à la culture française (implicature confirmée par la suite du propos : « surtout, c’est l’exemple même du modèle d’assimilation à l’ancienne, que je veux restaurer »). Mais le décodage des sous-entendus, aléatoires et dépendant du contexte, encourt toujours le reproche de reposer sur une pétition de principe (Éric Zemmour, ainsi que les idées qu’on lui prête, faisant d’ailleurs eux-mêmes partie dudit contexte).
Rien de tel avec un présupposé comme celui que propose le site Chlomohebdo en ajoutant dans sa paraphrase l’intensif « bien » (qui ici consacre un stéréotype accompli) et « au moins » (connecteur qui appartient à une échelle argumentative): le présupposé qui lui est attaché est implicite lui aussi, mais linguistiquement irrécusable. Aussi le « prénom français » est-il présenté, soit comme une circonstance atténuante dont peut bénéficier Joséphine pour contrebalancer l’ensemble de ses travers, soit comme le résultat d’un choix exemplaire qui motive son repêchage au sein des autres « étrangers » (/à bon entendeur salut : prenez-en de la graine/). On ne peut s’empêcher de voir là une stratégie de l’arroseur arrosé ou, pour le dire en termes rhétoriques, de la rétorsion : Chlomohebdo dit tout haut ce qu’Éric Zemmour, selon lui et en l’occurrence (car telle n’est pas son habitude), pense tout bas.
Le cirque Zemmour
Libération, 18 novembre 2021, p. 20
La caricature étant une hyperbolisation des traits distinctifs, on reconnaît Zemmour à ses sourcils fournis, à son visage en cône inversé, à ses oreilles grandes, à sa manie de regarder par en-dessous : tronqué, il émerge du bas du cadre et le haut de ses iris est coupé à hauteur de pupille par des paupières tombantes mi-closes. Il plisse le front. Qu’a-t-il donc en tête ?
Pour le savoir, ouvrons-la comme une boîte (par métonymie, le secret du cerveau est le siège des « pensées profondes »). Réponse : le contenu se réduit à un singe mécanique de cirque (stéréotype ici d’un spectaculaire avortement évolutif) qui répète incantatoirement (car telles sont les triplications) « haine », « haine », « haine », aucune progression ne venant réanimer un discours statique. Les icônes abstraites qui matérialisent son trajet montrent que le singe tourne en rond : stérile, obsessionnelle, courte, la répétition n’est qu’un piétinement. La mimique furibonde de sa face, son corps baveux (de rage, on imagine), isotopes avec « haine », réduisent la pensée secrète à une unique propriété : l’/agressivité/. Enfin, le singe ponctue sa marche de coups de cymbales, dont les onomatopées – avec un Z comme Zemmour… – « dzim » montrent l’effet sonore : métonymie du tapage. Voilà Zemmour pour la dessinatrice Coco : du bruit médiatique, un discours incantatoire qui tourne en rond, de la fureur primitive.
“Concours d’orbite”

Concours d’orbite ? Voilà qui ne veut rien dire. Cherchons donc une interprétation non littérale.
Autrement dit l’absence de sens, née de la jonction des deux mots « orbite » et « concours », fonctionne comme indice de délittéralisation.
La syntagmatique de « concours », comme le confirme une paronomase in absentia, renvoie à « concours de bite », ce qui est tout à fait pertinent du point du vue isotopique. D’une part « orbite » est [spatial], comme l’événement qui occupe l’actualité : la destruction d’un satellite, analogue à celui qu’on voit à l’arrière-plan, par la Russie – à laquelle fait immédiatement penser l’image de Vladimir Poutine, qui vient de son côté conforter l’isotopie/russe/. D’autre part l’étrange « concours » (qui n’est pas seulement inattendu mais contrefactuel : aucun autre pays n’est venu rivaliser pour savoir qui détruirait le mieux ses satellites) présente un sème [concurrence] qui entre en résonance avec l’image d’un dirigeant russe, sévère, figé dans une virilité de marbre, aux lunettes noires d’inquiétante huile de la mafia.
Et en filigrane dialogique le concours de bites, pratique qu’on imagine dans les toilettes d’une cour de récréation, inculpe encore et toujours, chez un dirigeant de la planète, la puérile émulation des mâles.
“Let’s go Brandon”
(Kelly Stavats sur NBC Sport, 2 octobre 2021)
Sorte de mème antiphrastique en ce qu’elle répète volontairement ce qui a été produit comme une erreur – interviewant le pilote Brandon Brown, la journaliste Kelly Stavats a cru que la foule massée près de lui criait « Let’s go Bandon » alors qu’elle criait « Fuck you Biden » – la formule est devenue aux États-Unis une manière de conspuer le président démocrate en toute légalité. Ainsi la législation est-elle impuissante face à la rhétorique, qui permet de produire une signification sans produire aucun des signes qui lui sont lexicalement associés : on peut interdire « casse-toi pauv’ con » mais pas « let’s go Brandon », pourtant au fond bien plus dysphémique, c’est-à-dire n’édulcorant aucun aspect négatif ou choquant ; mais donc bien plus euphémique en surface, c’est là ce qui compte. Le déguisement est d’autant plus inespéré que « Let’s go Brandon » ne ressemble à son « double » que sur la base d’une ressemblance sonore assez vague – qui pourtant a permis une confusion et donc, en consacrant un lien fortuit, une métonymie d’invention qui satisfait à la fois le respect de la dignité présidentielle et, indéniablement, le désir de grossièreté de certains militants politiques.
«Une sorte d’indemnité inflation »
Jean Castex, journal de TF1 le 21 octobre 2021
Cette « indemnité accordée au peuple est la réponse donnée par le gouvernement à une hausse inédite du prix de l’énergie. Elle avance tout d’abord une enclosure ou, en anglais, hedge : « une sorte de », qui permet à la fois de « relâcher » les critères catégoriels et, en l’occasion, de construire un ethos de phronèsis (« compétence ») en montrant une réaction inventive, se démarquant de la signification usuelle des dénominations. Le choix euphémique du mot « indemnité » répond à une schématisation appropriée : « aide » aurait présupposé que l’État vole au secours de Français impuissants ; « indemnité » les met en position haute tout en présentant la proposition de l’État comme adaptée : ils ont subi un dommage méritant une réparation juste. Enfin « inflation », fusionné à son substantif recteur par une construction de substantif épithète, qui suppose la fusion des deux entités, et donc la parfaite naturalité de la réponse, schématise à son tour avantageusement le réel : la hausse de l’énergie est un phénomène imprévisible ; l’inflation, au contraire, est une routine économique. Par sa proposition le gouvernement ne crée aucun précédent d’aide exceptionnelle : ethos toujours de phronèsis, voire d’arétè (« vertu » : il fait ce qu’il faut), mais pas d’eunoia (« bienveillance ») – qui serait peut-être le signe d’un « État-providence ». Malgré cela, malgré une insuffisance pointée par de nombreux détracteurs, « indemnité » reste axiologiquement positif et valorise les bénéficiaires : ça ne se refuse pas !