Le 13 mai 1968, la Sorbonne qui avait été reprise aux étudiants mobilisés rouvre ses portes : elle est aussitôt réoccupée, lors d’une journée marquée par la convergence des luttes. Cette dernière inspire une inscription fondée sur une prosopopée à la fois humoristique et savante. Le défunt Karl Marx (1818-1883) se retrouve ainsi signataire d’un télégramme – sans doute écrit-il de Londres ! – qui voit dans la reprise de la Sorbonne la confirmation de ses propres thèses : l’histoire va dans le sens de la révolution, elle sape lentement les fondations de l’ordre ancien, incarné notamment par la vénérable université. L’image de la « vieille taupe », effectivement présente chez Marx (au moins à deux reprises, ici et là), qui l’emprunte lui-même à Hegel citant Shakespeare, donne un cachet d’authenticité au faux télégramme. Elle contribue aussi à la réactivation d’une métaphore qui, après avoir désigné le spectre du père d’Hamlet puis l’esprit de l’histoire hegelienne, en est venue à évoquer la préparation du Grand Soir. Daniel Bensaïd y trouva même de quoi nourrir une taupologie des résistances : non pas éloge de la myopie mais invitation à scruter les signes annonciateurs des bouleversements politiques.
Auteur/autrice : Chloé Gaboriaux
Tout le pouvoir aux conseils ouvriers (un enragé). Tout le pouvoir aux conseils enragés (un ouvrier).
Ce slogan rappelle le caractère fondamentalement révolutionnaire d’inscriptions trop souvent réduites à la subversion potache d’un mouvement qui peut ainsi être qualifié de « bon enfant ». Les « enragés », formés au début de l’année 1968, empruntent leur nom à ceux de 1789 (voir le témoignage de René Riesel) et leurs mots d’ordre à l’Internationale situationniste. Il s’agit pour eux de « perturber systématiquement l’insupportable ordre des choses, à commencer par l’Université », et en dehors d’elle, l’usine, qu’il faut émanciper des patrons pour y mettre en place l’autogestion. Loin des représentations qui séparent le mouvement ouvrier du mouvement étudiant, ce mot d’ordre exprime l’identité des idées et des intérêts entre révolutionnaires, qu’ils soient travailleurs ou enragés. Les deux segments répétés ne diffèrent en effet que par l’ordre des termes finaux, organisés selon un chiasme qui semble attester de l’interchangeabilité des conseils ouvriers et enragés comme de la solidarité des uns (un enragé) et des autres (un ouvrier). Que les ouvriers s’enragent, et la révolution vaincra !
Millionnaires de tous les pays, unissez-vous, le vent tourne
Un slogan analysé par Alice Krieg-Planque
En 1968, les « millionnaires » le sont en nouveaux francs plutôt qu’en euros. Mais ce n’est pas tant une somme déterminée qui est visée par ce slogan que la concentration des richesses entre quelques mains : les « millionnaires » de 1968 annoncent les « 1% » dénoncés aujourd’hui par les mouvements Occupy.
Le slogan de 68 reprend, à travers une opération de défigement, le célèbre « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » qui clôt le Manifeste du Parti communiste de Marx et Engels (1848), dont la genèse est racontée dans le récent film de Raoul Peck Le jeune Karl Marx.
Transformé en « Millionnaires de tous les pays, unissez-vous, le vent tourne », l’énoncé marxiste-engelien passe du mot d’ordre à la menace, rappelant ainsi la relation étroite du slogan aux actes de langage. Ici, le jeu de l’intertexte, combiné aux visées pragmatiques du slogan, met en scène la possibilité d’un « retournement du rapport de forces », pour reprendre la phraséologie marxiste.
L’énoncé de 1848 est une matrice très productive. Dans les années 1970, les féministes dénoncent à travers lui la domination masculine qui s’exerce y compris à l’intérieur de groupes supposément émancipateurs : « Prolétaires de tous les pays, qui lave vos chaussettes ? ». Aujourd’hui, banderoles et calicots mobilisent régulièrement la mémoire de l’énoncé originel, confirmant sa capacité à s’actualiser. Que l’on pense par exemple à « Fainéants de tous pays, unissez-vous », où le slogan retrouve sa valeur d’appel tout en faisant jouer le dialogisme avec une déclaration du président Macron.
Les décennies passant, les « millionnaires » ont étrangement donné raison au slogan provocateur de Mai 68 : milliardaires et grandes fortunes ont continué de s’unir, de cultiver l’entre-soi, et de renforcer leurs positions. Comme le soulignent les travaux de Monique et Michel Pinçon-Charlot, si certain.e.s savent défendre leurs intérêts de classe, ce sont bien les “millionnaires”. Ils se sont unis. Mais le vent n’a pas encore tourné…
Nous voulons tout et tout de suite
Un slogan analysé par Claire Oger
Les insurgés de mai semblent avoir répondu par avance à cette droite qui, aujourd’hui, ne cesse de les traiter d’ « enfants gâtés » ou de « grands enfants ». En réclamant « tout, et tout de suite », comme en voulant « vivre sans contraintes et jouir sans entraves », c’est un premier père qu’ils défient, à travers Freud et le « principe de réalité » voulant que l’on diffère l’accomplissement de ses désirs. Ce sont aussi – radicalité oblige – les voies d’un réformisme politique qu’ils déclinent, face à un Général qui lâchait comme une grâce, en même temps qu’une injure : « La réforme oui, la chienlit, non ! ». C’est enfin la doxa qu’ils combattent, et cette sagesse ancestrale et rassise qui veut qu’on ne puisse avoir « le beurre et l’argent du beurre » : défi contre dicton, les slogans de mai jouent de la ponctuation et se jouent de la prudence, alliant joyeusement le paradoxe et la provocation : « Soyez réalistes / Demandez l’impossible ».
Fin du métalangage
Un slogan analysé par Jacques Guilhaumou
En traits prononcés, agrandis, l’énoncé FIN du MÉTALANGAGE se trouve, en dessous de celui de GRÈVE, sur le mur de la faculté de Nanterre, au début du couloir principal, là où passent tous les étudiant(e)s arrivant de la gare SNCF. Transgressif, référent d’un dehors idéologique, le métalangage, et d’un dedans, la liste, finitude infinie paradoxalement radicale[1], il côtoie d’autres énoncés inscrivant un espace tout à la fois saturé, le lieu de la Grève, et ouvert par le biais de jeux de mots parodiques et associés en partie à des écrivains : BO NICHE, BO DRILLARD, BEAU-JEU, BEAU-JONC[2], BEAU-NIMENT, BEAU DRUCHE, BEAU NO, BEAU RDEL, mais pas BORIS VIAN. Ici le discours dominant de la société bourgeoise, avec ses traits domestique et carcéral, sa dimension d’enfermement – métalangage par excellence – disparaît, se dégonfle comme une beau-druche, n’est que beau-niment face au pouvoir de la grève. Certes, l’énoncé « FIN du MÉTALANGAGE » fait écho à la critique lacanienne de l’expression « Moi, la vérité, je parle … » par le recours à l’énoncé savant « Il n’y pas de métalangage »[3], mais y ajoute la beauté du lieu. Ici, la beauté de la grève n’a pas à s’expliquer, elle s’affirme dans sa matérialité même en s’inscrivant sur le mur de l’Université. Elle se dit dans un jeu graphique de l’inversion abstraite et de la concrétude du mouvement, dans une visée critique de la réalité du discours dominant. La beauté du geste gréviste quotidien, en entrant dans la fac, équivaut à l’avenir par le fait même de l’inscription graphique : FIN du MÉTALANGAGE. Ouverte aux possibles, « je suis celle qui suis »[4].
NB : Cinquante ans après, le dessin intitulé « La beauté est dans la fac » côtoie sur la page Facebook du comité de mobilisation contre la sélection de l’Université de Bordeaux (campus Victoire) l’inscription sur une banderole à l’entrée de l’Université : « Tu veux vraiment te battre ? Mai 1968. Souviens-toi il y a cinquante ans. Mai 2018 ».
[1] D’après les réflexions de Jacques Derrida, le propre de la finitude infinie est d’ouvrir la finitude à la créativité en y situant une infinité liée à des significations inédites. Voir la thèse de doctorat du philosophe Stanislas Jullien soutenue à Paris-Sorbonne en 2014 sous le titre La finitude infinie et ses figures. Considérations philosophiques autour de la radicalisation de la finitude originaire chez Derrida.
[2] Les manifestants et étudiants arrêtés étaient envoyés au centre d’internement de Beaujon.
[3] « Prêter ma voix à supporter ces mots intolérables “Moi, la vérité, je parle…ˮ passe l’allégorie. Cela veut dire tout simplement tout ce qu’il y a à dire de la vérité, de la seule, à savoir qu’il n’y a pas de métalangage (affirmation faite pour situer tout le logicopositivisme). Que nul langage ne saurait dire le vrai sur le vrai, puis, que la vérité se fonde de ce qu’elle parle. Et qu’elle n’a pas d’autre moyen pour ce faire. » Il s’agit d’un passage du séminaire sur L’objet de la psychanalyse, et plus précisément de la séance sur « La science et la vérité » du 1erdécembre 1965. Ce texte a été publié dans les Cahiers pour l’analyse, n°1, février 1966 (disponible en fichier séparé), p. 18, et republié la même année aux éditions du Seuil dans les Écrits.
[4] De fait il écrit, dans S/Z publié après 1968 : « La beauté (contrairement à la laideur) ne peut vraiment s’expliquer : elle se dit, s’affirme, se répète dans chaque partie du corps mais ne se décrit pas /…/ Elle ne peut que dire : je suis celle qui suis », Paris, Seuil, 1970, p. 40. Rappelons que cet ouvrage de Barthes, dans son titre même, s’intéresse à l’inversion graphique, – « S et Z sont dans un rapport d’inversion graphique : c’est la même lettre, vue de l’autre côté du miroir », id., p. 113 – traduisant ainsi à sa manière la figure de l’inversion dans l’événement de la grève en 1968, c’est-à-dire en le situant dans un avenir au-delà de la censure, donc construit sur « le tranchant de l’antithèse » et « l’abstraction de la limite » selon ses propres expressions.
Une étincelle peut mettre le feu à toute la plaine
Ce proverbe chinois emprunte à l’expérience paysanne immoriale des contrées sujettes à la sécheresse, qu’une brindille enflammée suffit à incendier. Par métaphore, il désigne les petites causes engendrant de grands effets, à l’image du feu se propageant de proche en proche à toute la plaine. Mao en appréciait sans doute le pouvoir évocateur. Il en fait en 1930 le titre d’un texte qui vise à conjurer le pessimisme auquel le parti communiste chinois est alors en proie. Les positions de la révolution sont certes réduites mais la situation du pays, en plein chaos, rend selon lui prometteurs les soulèvements localisés d’ouvriers, de paysans, d’étudiants ou de soldats : « la Chine tout entière est jonchée de bois sec qui va s’embraser bientôt ». L’image n’est pas étrangère au marxisme, qui l’a popularisée à travers la revue du Parti ouvrier social-démocrate de Russie, dirigée entre autres par Lénine : Iskra, l’Étincelle, dont le titre, souvent repris, renvoie plus généralement à tout ce qui pourrait déclencher la révolution. Friands des aphorismes du Grand Timonier, les maoïstes voient dans le proverbe bien plus qu’un diagnostic ou un encouragement : un mot d’ordre qui doit guider leur action dans les mobilisations des années 1960, et qui appelle diverses interprétations. L’étincelle qui allumera la révolution naîtra-t-elle des occupations d’usine, des mouvements étudiants ou encore des violences policières ? Et que faire pour en devenir les grands tisonniers ?
(Crédits photo : UPI / AFP)
Slogans de mai 1968
A partir du 1er mai, la SELP analyse un slogan par jour ! Revenez nous voir très bientôt !
« Libérer et protéger »
(Emmanuel Macron, Twitter, 5 septembre 2017, puis Le Grand Entretien, 15 octobre 2017)
Ces deux verbes semblent résumer désormais le programme macronien. Que la locution adverbiale « en même temps », souvent employée par l’ex-candidat et actuel Président de la République pour développer la très polysémique conjonction de coordination « et », soit si souvent raillée n’a pas conduit La République en Marche à y renoncer. Au contraire, ses militants vont jusqu’à réduire cette structure à ses deux noyaux verbaux (« libérer » et « protéger »), en emploi absolu, c’est-à-dire sans leurs compléments, jouant à la fois sur l’implicite – comme si ces derniers étaient connus de tous – et l’accentuation de leurs significations – comme s’il s’agissait de « libérer » et de « protéger » au sens le plus fort de ces verbes.
« La société que je veux sera à la fois libérée des carcans et des blocages et protectrice des plus faibles » : la profession de foi d’Emmanuel Macron aux premier et second tours de l’élection présidentielle en disait pourtant davantage, même si certains éléments relevaient déjà de l’allusion, passant notamment sous silence les catégories sociales concernées. D’abord, les deux segments coordonnés ont quelque chose d’asymétrique : d’un côté, un complément non animé, relativement indéterminé (« des carcans et des blocages », mais lesquels ?), de l’autre, un complément humain, réduit à une caractéristique à connotation plus affective que sociale (« les plus faibles »). Ensuite, le parallélisme suggère en creux que les deux verbes ne renvoient pas aux mêmes populations – « les plus faibles » évoquant immanquablement « les plus forts » – tandis que le contexte proche confirme l’identité des bénéficiaires de la liberté. « Libérer le travail et l’esprit d’entreprise », lit-on plus loin dans la profession de foi, où « l’esprit d’entreprise » vient encore renforcer le sens pris ici par « travail » : ce ne sont pas les travailleurs qu’il s’agit ici de libérer, mais bien ceux qui les emploient, les entrepreneurs. Enfin, la polysémie de la coordination « et » appelle des interprétations diverses, même si Emmanuel Macron s’efforce de les restreindre à la simultanéité par le biais de la locution « en même temps ». L’ordre des verbes donne en effet quasi systématiquement la priorité à la « liberté », ce qui tend à conférer à « et » d’autres valeurs : la consécution, la conséquence ou la finalité – libérer les plus forts, « et dans un second temps », « par conséquent » ou « en vue de » libérer les plus faibles – mais aussi la concession – libérer les plus forts, et « néanmoins » protéger les plus faibles, comme si la liberté des uns constituait une menace pour les autres…
« Libérer et protéger » : pour qui sait repérer les effets de structure et de résonance, ces trois petits mots en disent bien plus long qu’il n’y paraît sur les priorités gouvernementales et la division de la société qui les sous-tend…
Sylvianne Rémi-Giraud et Chloé Gaboriaux
Crédits photo : DAMIEN MEYER/AFP/Getty Images
“Dans cette soirée de Bérézina pour la gauche, un grand merci à Francois Hollande et Manuel Valls…”

“Je crois au dialogue, le reste, c’est l’écume du jour”
(Muriel Pénicaud, France inter, mercredi 7 juin)
Interrogée sur l’existence d’un “plan caché” de réforme du travail, Muriel Pénicaud affirme être totalement étrangère à la note de la Direction générale du Travail, qui fait état d’un projet beaucoup plus radical que celui qui est actuellement présenté aux syndicats. Elle a alors recours à une métaphore ancienne (« écume du jour », qu’on trouve aussi sous la forme “écume des jours”), qui lui permet de distinguer l’essentiel de l’accessoire. Qu’est-ce que l’écume en effet sinon un résidu dont on fait d’ordinaire peu de cas ? Qu’elle signale la vague ou qu’elle apparaisse à la surface du bouillon, elle renvoie certes à une forme d’agitation – de la mer ou du bouillonnement – mais est toujours destinée à disparaître. Y a-t-il ici, à la manière du nouveau président, un raffinement de langage qui implique préciosité du vocabulaire et quasi-citation littéraire (ici Boris Vian) ? C’est négliger le sens figuré d’écume, qui désigne selon le Trésor de la langue française un “ramassis d’individus vils et méprisables” – y compris sous la forme “écume des jours”, attestée dans la presse au XIXe siècle. La métaphore est ainsi plus méprisante qu’elle n’y paraît, car elle identifie à la lie de la société les journalistes qui ont sorti l’affaire comme les travailleurs que cette dernière mobilisera sans doute contre la politique économique du gouvernement. Ce n’était sans doute pas l’intention de la ministre… N’est pas poète qui veut !
Crédits photo : Afp.com / Christophe Archambault