La vie politique française et européenne est structurée par les groupes politiques, répartition par affinité non obligatoire au Sénat, donnant lieu à une déclaration d’utilité publique à l’Assemblée nationale, ou formations supranationales reposant sur des valeurs communes au Parlement européen. Car plus que l’idée de partition, c’est celle de réunion qui a fait entrer ces modes d’organisation des institutions dans le champ politique, assez tardivement : comment le « groupe » est-il devenu politique à la fin du XVIIIe siècle ? C’est l’histoire sémantique du terme que nous souhaitons présenter ici.
« Groupe » avant la Révolution
D’origine francique, le lexème groupe est issu de °kruppa qui signifie « jabot, panse, bosse, masse arrondie ». Ce sémantisme est présent dans l’évolution de °kruppa en croupe, forme sous laquelle il est apparu en français. Groupe n’entrera dans notre langue qu’en 1668 par l’emprunt à l’italien du terme gruppo (fin 15e – début 16e siècle). Il apparaît dans cette langue avec le sens italien : « réunion de plusieurs personnages, formant une unité organique dans une œuvre d’art » (Petit Robert). Cette acception renvoie à un espace visuel, que l’on retrouve dans les collocations « groupe des trois Grâces », ou, plus tard « groupe d’arbres » (Chateaubriand) comme dans les définitions de bosquet (« groupe d’arbres plantés pour l’agrément » (Petit Robert)).
Le noyau sémique de groupe renvoie à une Gestalt, une forme se détachant sur un fond. À la discontinuité visuelle des premiers emplois succède une discontinuité qualitative que l’on retrouve dans le sens « réunion d’éléments formant un tout ». En effet, le mot groupe prend l’acception « ensemble d’êtres ou de choses ayant des caractères communs, qu’on utilise pour les classer », et, de là, « ensemble de symboles, de signifiants ayant une unité » (1732, en musique (Robert Historique de la Langue Française)), puis celle de « ensemble de personnes ou de choses réunies en un même lieu », et à la fin du siècle « ensemble de personnes ayant un point commun (opinions, goûts, etc..) » (Robert Historique de la Langue Française). Dès lors, il apparaît que ce terme possède un sémantisme social, lié, le plus souvent, à des collocations. Groupe sera traduit par group en anglais et Grüppe en allemand, lexèmes qui possèdent un ensemble de sèmes similaire.
L’acception politique du terme
L’évolution sémantique de ce dernier terme nous montre le développement parallèle de deux séries de sémèmes lié à ces deux traits dominants :
- Ensemble de choses formant un tout (spatialement, auditivement, fonctionnellement) : arts (groupe en marbre, groupe des pharisiens), linguistique (groupe nominal, verbal), orthographe (groupe de lettres), musique (groupe de notes), armée (groupe de combat).
- Ensemble de choses ayant une chose en commun (caractéristique, but, utilisation) : médecine (groupe sanguin), économie (groupe de pression, groupe financier), politique (groupe parlementaire), sociologie (groupe d’appartenance), arts, littérature et musique (groupe surréaliste, groupe des XX), technologie (groupe électrogène), sciences (groupe biologique, chimique, des langues sémitiques groupe mathématique).
Dès lors, on constate que ce qui spécifie groupe, c’est la notion de structuration qu’il associe à l’idée de réunion. En effet, le groupe n’est pas aléatoire, et il est structuré ou par une intersection ou par une réunion.
C’est en raison de ce sémantisme de réunion et de structuration qu’il entre dans le vocabulaire politique au 19e siècle avec un certain nombre de collocations associées et dérivées, comme en emploi absolu (avoir un groupe à l’assemblée), mais initiée par Marat dans l’expression « groupe de conjurés » (1790) dans ses Pamphlets.
- groupe parlementaire : Ensemble des parlementaires d’un parti politique, d’une même tendance (1830)
- groupe politique (1839)
- Groupe républicain (1834), radical (1845), communiste (1863), monarchiste (1866), socialiste (1866), anarchiste (1873).
- Groupe de pression est considéré comme un anglicisme ; il entre tardivement dans notre langue (1955). C’est un calque de l’anglais pressure group. Le terme anglais lobby, apparu au 19e siècle, viendrait du nom du hall dans lequel les groupes de pression tentaient d’entrer en contact avec les parlementaires de la Chambre des communes. Il est intéressant que le Dictionnaire de l’Académie Française préfère au terme lobbying l’expression manœuvres de couloir, confirmant la connotation d’abord péjorative du terme en français.
De quelques dérivés
Le terme groupuscule est intéressant. Forgé par Aragon en 1936 avec le suffixe -cule forme élargie du suffixe -ule. En latin, le suffixe semble appartenir à la langue savante, ce qui est également le cas en français (corpuscule, ventricule). Parallèlement se développent des emplois à valeur ironique sans doute en raison de la valeur diminutive du suffixe : on le trouve dans napoléoncule (petit napoléon), plébécule (populace), conventicule (petite assemblée, généralement secrète, illicite ou séditieuse, où l’on complote)[1]. Groupuscule est le seul à demeurer lexicalisé.
Le terme groupement (1868, Proudhon) présent dans diverses collocations (groupement corporatif, ethnique, ouvrier, patronal, politique, social) ne constitue pas un concurrent pour groupe. En effet, sa définition suppose une association ponctuelle :
– Ensemble (important) de personnes (physiques ou morales) ayant des caractéristiques communes, réunies pour atteindre un but, pour défendre des intérêts communs (Trésor de la Langue Française Informatisé)
Cette différence repose sur le fait que son élément de structuration est l’objectif commun, qui supplante bien les caractéristiques partagées, qui, de fait, sont en forte corrélation avec celui-ci. D’autre part, la valeur inchoative, à attribuer à l’emploi du suffixe –ment qui désigne souvent un résultat et une action, en fait une structure manquant de stabilité.
Cette caractéristique est également perceptible dans le terme intergroupe forgé dans le domaine politique en 1949 et qui désigne « Ensemble de parlementaires appartenant à des groupes politiques différents, réuni à certaines occasions, dans un but déterminé ».
Valérie Bonnet
[1] Existe en latin, mais prend un sens péjoratif lorsqu’il passe en français, ce qui est le cas de plébécule dans son emprunt au français.