Le terme cellule est très présent dans l’actualité politique et sociale : les cellules d’accueil, d’écoute et de soutien aux victimes (d’intempéries, d’attentats, de harcèlement…), ou de crise pour répondre rapidement à des situations délicates.
Le terme possède toutes les ambiguïtés de la notion d’unité – association molaire ou élément de base – qui correspondent au paradigme épistémologique du XIXème siècle : l’organisation. D’autre part, la cellule possède la double caractéristique d’être un objet construit par l’homme comme par l’animal, ce qui favorise les transferts entre deux domaines qui ne cessent alors de l’influencer mutuellement : la sociologie et la biologie.
Le terme cellule est le résultat de l’emprunt au latin cellula « petite chambre », diminutif de cella « chambre ». Il reçoit des acceptions anatomiques (12e siècle) et botaniques (13e siècle) dès le Moyen Age. L’allemand empruntera cella (Zella (9e siècle), puis Zelle), l’anglais fera de même au 12e siècle, alors que le français adoptera cellula au 15e siècle (1429). Les deux termes désignent les chambres des moines (15e siècle). La biologie médiévale anglaise et allemande utilisent cell pour désigner métaphoriquement une petite cavité de certains organes animaux. En français, cellule est employé dans ce sens vers 1503 (DHLF) et réfère très tôt aux éléments constitutifs des rayons de miel, œuvre animale assimilée au travail de l’homme (16e siècle).
Le savant anglais R. Hooke fera entrer le terme cell en botanique (Micrographia, or Some Physiological Descriptions of Minute Bodies Made by Magnifying Glasses, 1665) pour désigner la structure alvéolaire du parenchyme[1] du chêne-liège. Le choix de ce terme est motivé par la ressemblance que le savant anglais établit entre l’écorce étudiée et les gâteaux de miel que l’on trouve dans les ruches. L’allemand et le français emprunteront cette acception à la même époque. Comme le souligne le Dictionnaire Historique de Philosophie des Sciences, l’époque est fortement marquée par le modèle biomécaniste qui véhicule une conception fractale de la nature.
Lorsqu’il adopte après de nombreuses hésitations la théorie cellulaire, A. Comte établit un parallèle entre organisme social et organisme biologique (Système de politique positive (1851-1854) : la famille y est présentée comme la cellule de la société. En 1878, C. Bernard, poursuivra cette analogie et comparera les cellules aux citoyens qui vivent en liberté dans la cité tout en collaborant au bien commun (Phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux, 1878).
Outre-Rhin, les pionniers de la théorie cellulaire sont fortement influencés par la Naturphilosophie[2], école qui favorise le rôle de l’analogie dans la connaissance. Le naturaliste allemand L. Oken, que l’on considère comme le père fondateur de la théorie cellulaire marque le concept de sa philosophie politique romantique[3]. Cependant, ce type d’analogie n’est pas l’apanage des seuls philosophes de la nature, puisqu’elle permet au médecin, anthropologue et homme politique prussien R. Virchow d’affirmer que cette association de cellules qu’est l’organisme est une preuve de la supériorité de la société démocratique[4]. Le naturaliste allemand E. Hæckel estimera en 1899 :
Les cellules sont de vrais citoyens autonomes qui, assemblés par milliards, constituent notre corps, l’état cellulaire. (Les énigmes de l’univers, cité par Canguilhem, 1968 : 70).
On le constate, il est bien difficile de déterminer, qui, de l’organisme ou de la société, fournit le modèle explicatif. C’est l’idée d’organisation qui semble permettre l’établissement d’une passerelle entre les deux domaines, car n’oublions pas que le XIXe siècle voit émerger le paradigme de l’organisation, qui touche le domaine du vivant comme celui du social, point de départ de la sociologie naissante. La notion de consensus, calque latin du grec sumaptheia, qu’A. Comte emprunte au médecin vitaliste P. Barthez (Nouveaux Éléments de la science de l’homme, 1878)[5], rejoint alors le principe d’harmonie de Leibniz. Les organes concourent au bon fonctionnement de l’organisme, comme le font les cellules à un niveau inférieur. Ressurgit alors l’archétype de l’abeille, modèle de solidarité sociale. Celle-ci, dont la vie est consacrée au labeur, n’est pas sans évoquer l’image de l’ouvrier de fabrique, approche relayée par l’idée de division du travail qui émerge avec les recherches en économie politique. H. Milne-Edwards, physiologiste français d’origine belge, présente l’organisme comme une manufacture dont les ouvriers seraient les organes et les cellules (article « organisation » du Dictionnaire classique des sciences naturelles (1827))[6].
La boucle semble dès lors bouclée : les abeilles avaient fourni l’image de la morphologie de la cellule, elles fournissent également un modèle physiologique.
En 1883 apparaît en français le syntagme sociologique cellule sociale (P. Bourget, Essai de psychologie contemporaine). Le biologiste danois H. Petersen parle dans le premier quart du 20e siècle de vie individuelle et de vie professionnelle des cellules. De même, le terme population cellulaire est fréquent dans les textes de cytologie. Cet emploi apparu au XVIIIe siècle à propos des espèces animales et végétales d’un lieu passe dans le langage des sciences au XXe siècle au sens d’« ensemble limité d’individus, d’éléments de même espèce observés ensemble ou réunis abstraitement » (Dictionnaire Historique de la Langue Française). Inversement, à partir de 1920, le terme cellule désigne, en français, l’unité de base d’un parti politique (1920) (Discours du Congrès de Tours rapporté par le journal Le Matin) et en allemand, dans la première partie du 20e siècle, une petite organisation sociale.
Désormais, il désigne dans le vocabulaire politique tout « groupe de travail, d’étude ou de décision auprès d’un membre du gouvernement » (Trésor de la Langue Française informatisé), et, dans certains partis, les groupes de militants qui se forme dans un quartier, une entreprise.
Les trois sèmes originels du terme cellule (/contenant/, /unité/, /partie du tout/) qui ont présidé au choix de celui-ci et à l’élaboration de la notion sont diversement représentés dans ces deux dernières acceptions : le groupe de travail et de décision supplante progressivement en termes de fréquence les unités militantes. Ce point, s’il souligne la technicisation de la vie politique, semble surtout effacer le troisième sème, celui, fondateur des premières occurrences politiques et sociales, issu de ses origines scientifiques, d’élément constitutif du commun.
Valérie Bonnet
[1]. Tissu cellulaire spongieux et mou des feuilles, des jeunes tiges, des fruits, de l’écorce, des racines.
[2]. La Naturphilosophie conçoit la nature comme une totalité organique, et envisage les différents phénomènes graduels comme une élévation de l’inférieur au supérieur par métamorphoses successives jusqu’à la notion d’histoire. Le concept d’organisme marque fortement la Naturphilosophie, et ils considèrent l’organisme comme un tout, à l’instar de leur conception de la société. On voit que sur ce point, leurs positions sont proches de celle de Comte.
[3]. À l’inverse, le concept d’organisme marque fortement de son empreinte la Naturphilosophie. Tönnies reprendra en 1887 (in Gemeinschaft und Gesellschaft) l’analogie dans son analyse des groupes sociaux, et qualifiera l’organisation de la société traditionnelle d’« organique ». En France, Emile Durkheim oppose la solidarité mécanique des sociétés traditionnelles à la solidarité organique entre individus différents et complémentaires de la société émergente.
[4]. Pour R. Virchow, politique et médecine ne constituent, in fine, que la même activité pratiquées à des échelles différentes ; de fait, il abandonna progressivement ses recherches en biologie pour se consacrer à sa carrière politique.
[5] Pour P. Barthez, l’organisme est « le consensus des fonctions ». La première acception du terme en physiologie, assez proche de celle-ci, est imputable à Nysten en 1824.
[6]. De même, H. Spencer avait une conception sociale fortement influencée par la biologie.